La bête dans la jungle

41gEX6mIIWL._SX300_BO1,204,203,200_Je viens tout juste d’achever ce court roman percutant d’Henry James, maître incontestable de la nouvelle au XIXème siècle. Souvenez-vous, il y a un an déjà je vous parlais avec passion du Tour d’écrou, une histoire de fantômes particulièrement angoissante. Aujourd’hui, je me suis à nouveau attelée, non sans mal, à la lecture de La bête dans la jungle, une œuvre singulière qui m’a interpellée par sa portée philosophique.

John Marcher retrouve par hasard au cours d’une visite à la demeure splendide de Weatherend, Mary Bartram, une jeune femme qu’il avait rencontrée lors d’un voyage en Italie dix ans plus tôt. Cette dernière lui rappelle un épisode marquant de leur passé commun : un secret terrible que lui aurait confié John dans un moment de complicité fugace. En effet, le jeune homme a depuis son enfance l’intime conviction que son existence sera bouleversée un jour par un événement majeur qu’il associe à une bête monstrueuse tapie dans l’ombre, prête à bondir à la moindre occasion. Ce pressentiment saugrenu rythme ainsi son quotidien. Subjuguée par la confiance sans faille de John en sa destinée, Mary deviendra son unique confidente et partagera tout au long de sa vie cette attente désespérée. A la disparition douloureuse de son amie de toujours, John s’interrogera sur la perte frustrante de Mary et se rendra compte qu’il est peut-être passé à côté de l’essentiel de sa vie…

Henry James a le chic pour nous mettre mal à l’aise au fil des pages. Moins surprenante que Le Tour d’écrou que j’avais préféré à bien des égards, La bête dans la jungle, explore également avec finesse la psychologie de ses personnages tels que cet homme narcissique rongé par ses rêves fantasmagoriques de grandeur. John Marcher se complaît dans l’attente dérisoire d’un événement marquant. Les occasions se multiplieront sans qu’il saisisse les opportunités d’amour que lui tend inlassablement la main du destin. Une amitié teintée d’ambiguïté naîtra entre Mary et lui. La jeune femme vieillira finalement à ses côtés sans qu’elle ne devienne jamais véritablement sa compagne ou même son amante. Car John Marcher n’a que faire de la passion amoureuse, à l’évidence il est incapable d’aimer. Notons qu’Henry James, atteint dans sa jeunesse d’une mystérieuse maladie, se croyait lui-même impuissant. Peut-ce est-ce là l’écho du mal qui le rongeait ? En dépit du charme flagrant de cette jeune femme, John ne l’épousera pourtant jamais. Mary se compromettra d’ailleurs par sa faute aux yeux de la société et demeurera toujours célibataire malgré sa grande beauté. Bercée par les mêmes illusions, elle alimentera sans le vouloir ses fantasmes égoïstes, espérant pouvoir être associée à ce destin brillant. Il est triste de la voir gâcher sa vie en vain.

Ainsi donc, John Marcher est un personnage moyennement sympathique et, finalement, plutôt commun. Au risque de m’attraper des nœuds au cerveau, j’ai tenté de saisir tout le sens de ce texte doux-amer. Malgré leur brièveté, les nouvelles d’Henry James sont d’une richesse incontestable. Elles soulèvent toujours de nombreuses interrogations (parfois un peu fumeuses) sur la vie et le temps qui passe. Son écriture alambiquée peut s’avérer déroutante pour un lecteur non-aguerri, l’auteur débutant cette nouvelle par la fin en prenant à contre-pied le modèle du conte de fées traditionnel. L’histoire d’amour tant espérée par le lecteur est de ce fait avortée dès les premières pages du livre.

Bien que j’aie lu avec avidité cette nouvelle excellente, elle reste néanmoins un tantinet frustrante par certains aspects car ses personnages sont constamment figés dans l’attente. Tant que Mary vivra, John existera à travers son regard admiratif. A sa mort, il n’aura désormais plus de raison d’être. Il effleurera à plusieurs reprises cette vérité abominable pour s’en écarter une fois de plus brutalement jusqu’à l’épiphanie qui lui fera enfin saisir l’importance de ce gâchis. Une morale cruelle que le héros ne comprendra que trop tardivement…

En bref : Henry James maîtrise avec perfection le réalisme littéraire. D’une puissance vénéneuse, cette lecture intense parsemée de non-dits, brosse le portrait pathétique d’un homme suffisant pris au piège de ses illusions perdues, et qui découvrira avec amertume la médiocrité de son existence révolue. Ce récit cruel sur la peur du désir et la quête constante d’un bonheur insaisissable laisse songeur… Il semble renforcer la fameuse devise du cercle des poètes disparus : Carpe diem en nous rappelant qu’il faut profiter de chaque instant. Si banals soient-ils, ces moments sont le sel de notre vie. A méditer.

Cette nouvelle féroce me rappelle étrangement les paroles de cette magnifique chanson Only the very best (seulement le meilleur) de Peter Kingsbery que j’écoute souvent en boucle et qui débute par ces mots: « No one can have more than their due, I wanted life, I wanted you, only the very best, a reasonable request’.

Première participation au défis  Le mois américain de Titine du blog Plaisirs à cultiver et au Challenge XIXème siècle de Fanny, du blog Dans le manoir aux livres.

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le mois américain

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11 commentaires pour La bête dans la jungle

  1. la Gueuse dit :

    Le titre donnait très envie… Je ne sais pas trop si j’ai envie de le lire. Je suis frustrée aussi parfois en lisant des nouvelles. C’est l’aspect assez elliptique des histoires surtout qui est frustrant parfois. Toutes les histoires ne se prêtent pas à la nouvelle. Sans doute tu aurais préféré la même morale mais méritée au bout d’une longue fresque amoureuse d’occasions manquées pour le personnage principal. Là la morale est livrée sans détours et les rapports entre le personnages perdent leur saveur.

  2. titine75 dit :

    J’ai lu « La bête dans la jungle » il y a fort longtemps, je suis une grande admiratrice du travail d’Henry James (même si je l’ai un peu abandonné depuis quelques temps…). Tu me donnes très envie de la relire.

  3. Cleanthe dit :

    Je crois que la frustration fait partie de l’expérience de lecture d’Henry James: des personnages confrontés à un bonheur qu’ils n’assument jamais complètement et à côté duquel ils finissent par passer. Cela déroute le désir de romanesque du lecteur, sans le nier cependant, car le romanesque reste toujours latent, à l’état de désirs ou de pulsions des personnages; parfois il s’agit aussi d’un secret qu’ils s’efforcent de soustraire à la rapacité des autres. As-tu lu « Les papiers d’Aspern », caractéristiques de cette démarche romanesque tout en faux semblants?

    • missycornish dit :

      Non je ne l’ai pas lu mais je vais le commander. As-tu mon billet sur le tour d’écrou? J’étais fasciné par le personnage de la gouvernante qui fantasmait à travers ses élèves. Un personnage ambivalent particulièrement frustré.

  4. denis dit :

    Un auteur que j’ai trop peu lu

  5. M de Brigadoon Cottage dit :

    Si j’ai bien compris c’est une nouvelle sur  » l’incapacité au bonheur » ….. Je te trouve fort courage d’avoir soutenu ta lecture jusqu’au bout malgré le côté semble-t-il un peu barré du sujet …… Je me demande si j’en serai capable ?……

On papote?