Frankenstein ou le Prométhée moderne

En quoi l’œuvre littéraire Frankenstein de Mary Shelley, en apparence anodine, a-t-elle une visée symbolique et moralisatrice ?

frankensteinEcrite en 1819, suite à un défi littéraire lancé par ses confrères et amis (Percy Shelley, son époux, John Polidori  et Lord Byron) l’œuvre de Mary Shelley Frankenstein s’inscrit dans la lignée des grands romans dits aujourd’hui « d’horreur ». Le thème de la créature artificielle est un sujet de prédilection pour le genre littéraire de la science-fiction et du roman fantastique.

Lorsque Mary Shelley donne vie à son monstre de papier, elle désire avant tout dissocier son roman du genre gothique traditionnel encore à la mode au début du XIXème siècle. Ce siècle incarne l’ère de la révolution scientifique qui avait été amorcée déjà au XVIIIème siècle grâce aux Lumières bien que cette révolution n’ait réellement pris son essor que dans les années 1800. Cette époque favorise la pratique scientifique et s’éloigne de la philosophie qui selon certains doctes se cantonne trop à la réflexion abstraite.

Mary ShelleyIssue d’une famille peu conventionnelle (le père William Godwin, dramaturge, est considéré par ses contemporains comme un véritable anarchiste, la mère Mary Wollstonecraft est une féministe convaincue), Mary Shelley rejette les croyances païennes. Ainsi les histoires de vampires, goules et fantômes n’ont à ses yeux rien d’effrayants puisqu’elles appartiennent au domaine du conte abracadabrantesque. Toutefois, imaginer une créature née de circonstances immondes et enfanté par l’homme lui parait être une idée bien plus effroyable et même plus vraisemblable si elle découle d’une expérience scientifique, en l’occurrence ici d’un principe peu orthodoxe, celui du galvanisme. C’est ainsi que Frankenstein verra le jour. Ce roman non conformiste narre l’histoire morbide d’un jeune savant qui dans un accès de folie douce (ou par pure génie ?) crée une créature hideuse assemblée à partir de morceaux éparses prélevés sur des cadavres qu’il a sélectionnés avec minutie.

L’extrait du Chapitre V du roman étudié ici marque un tournant décisif dans l’histoire macabre de Frankenstein. Dans ce passage, Frankenstein, le personnage éponyme vient d’achever son ignoble besogne et contemple son œuvre terminée. Le savant a insufflé la vie à sa créature qui ouvre pour la première fois ses yeux vitreux et croise le regard de son «père ». Ce dernier la dévisage avec épouvante. Atteint d’une soudaine épiphanie à la vue de cette ignominie dont il est le seul responsable, le jeune Frankenstein prend la clé des champs, abandonnant la créature à son propre sort et scellant ainsi leurs destins respectifs. C’est là que le drame débute réellement, que Frankenstein franchi le point de non retour. Son œuvre aura des conséquences dévastatrices et irréversibles.

I.                    Frankenstein ou le Prométhée moderne

Victor Frankenstein obsédé par sa soif de savoir, son désir irrépressible de percer le mystère de l’existence humaine s’est échiné à la tâche quasi-impossible de donner vie à une enveloppe de chair putride inanimée grâce au galvanisme. Ce procédé scientifique utilise des courants d’électricité à basse tensions sur des organes d’animaux (c’est du moins sa fonction en principe, bien que dans cet extrait il s’agisse d’un être) pour pouvoir les ranimer.

« Dans une anxiété proche de l’agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient me permettre de faire passer l’étincelle de la vie dans la créature inerte étendue à mes pieds » (Chapitre V, page 119).

Cette obsession malsaine le conduit au bord de la folie, le rendant fébrile et agité. L’arrogance de Victor Frankenstein, son ambition démesurée l’a poussé à travailler sans relâche sur son ouvrage sans se soucier des conséquences d’une telle entreprise. Lorsqu’il réalise que son labeur n’est plus du domaine chimérique mais s’est bel et bien concrétisé, le jeune scientifique prend peur face à la réalité effroyable.

Kenneth brannaghAinsi, Frankenstein s’est pris pour Dieu, a voulu le singer et ne peut assumer son rôle de créateur. A l’instar de Dieu il a crée un être, toutefois son œuvre semble être le produit du diable puisque sa créature est d’une laideur repoussante. Est-ce une punition divine ? Le savant considère lui-même son œuvre comme maléfique.

 « Je me réfugiai dans la cour de la maison (…), guettant et craignant chaque son, comme s’il devait m’annoncer l’approche du cadavre démoniaque » (Chapitre V, page 120).

Il est difficile de ne pas établir une relation connexe avec le mythe tragique de Prométhée (le roman de Shelley s’intitule bien Frankenstein ou le Prométhée moderne) qui subtilise aux Dieux le feu sacré, symbole de la connaissance, pour l’offrir aux hommes. Zeus le punit de cette impudence et Prométhée est condamné à la damnation éternelle. Immortel et enchaîné à un rocher, un aigle vient dévorer son foie continuellement. Tout comme Prométhée, Frankenstein a jalousé les dieux, son dieu, et s’est emparé de son art, celui d’insuffler la vie. Frankenstein, créature de Dieu a engendré sa propre créature, difforme, car elle résulte d’une opération artificielle et non naturelle. Il a voulu défier les lois de la nature. La créature est une abomination, un sacrilège, puisqu’elle a été fabriquée à partir de cadavres déterrés par Frankenstein qui a commis là un acte impardonnable.

Dans le mythe de Prométhée, Zeus a crée l’espèce humaine. Déçu de son comportement méprisable, il a voulu s’en défaire. Si Prométhée n’avait pas offert le feu sacré à l’Homme, Zeus l’aurait éradiqué comme il le souhait initialement, afin de le remplacer par une nouvelle espèce plus conforme à son image. Frankenstein lui-même une créature, un être humain imparfait, n’a pu créer qu’un être plus défectueux, une pale copie de l’homme.

Frankenstein tout comme Prométhée paiera cher cette erreur impardonnable. Cet extrait illustre le rejet d’un père irresponsable, dégoûté par sa propre réalisation et aussi par l’image impitoyable que lui renvoie comme un miroir le « monstre ».

 II.                  Qui est le monstre ?

On pourrait d’ailleurs  s’interroger sur ce qu’entend Mary Shelley par monstruosité. A quel personnage peut-on réellement attribuer cette caractéristique, Frankenstein ou sa créature ? En effet, lorsque Frankenstein croise le regard désespéré de sa créature ce n’est pas seulement l’abomination de l’œuvre qu’il découvre avec effroi mais bel et bien aussi son reflet à lui tout aussi monstrueux. Frankenstein le sait, sa création est une monstruosité qu’il dénigre et qu’il se refuse de reconnaître comme étant l’œuvre innommable de sa propre main. Il craint d’ailleurs que son entourage ait vent de son expérience répugnante.

« J’avais une peur horrible de voir ce monstre ; mais plus horrible encore qu’Henry l’aperçût ». (Chapitre V, page 123).

La culpabilité le ronge et le poursuit même dans ses rêves, il est hanté par cette vision d’horreur, ce cadavre ambulant. Ses rêves ont d’ailleurs une résonnance macabre et  semblent de très mauvais augure.

« Je dormis, il est vrai, mais d’un sommeil troublé par les rêves les plus terribles(…) Il me semblait tenir en mes bras le corps de ma mère morte ; un linceul l’enveloppait, et je vis les vers du tombeau ramper dans les plis du linceul. » (Chapitre V, page 120).

Enfin, le sentiment profond qu’éprouve Frankenstein à la vue de sa création est la répulsion. Ce dégoût de la créature le pousse à l’abandonner derrière lui sans se soucier même de ce qu’elle adviendra.

Frankenstein et sa création

 Il refuse d’ailleurs catégoriquement d’admettre la créature comme un individu et ne la baptise même pas. La créature n’est personne, elle n’a pas d’identité (bien qu’on sache qu’elle est de sexe masculin). Pour l’évoquer, Victor Frankenstein n’utilise que des appellations dévalorisantes : « le malheureux » (p119), « le misérable monstre » (p120), « cadavre démoniaque » (p120), « une momie » (p120).

Frankenstein utilise également de nombreux épithètes à la connotation négative pour évoquer la créature tels que : « catastrophe » (p119), « horrible » (p119), « horreur » (p120), « dégoût » (p120), « misérable » (p120), « démoniaque » (p120), « laid » (p121).

Enfin, il préfère ignorer le problème, l’abandon de sa créature, et se réfugie dans l’amitié réconfortante de son compagnon de toujours, Henry Clerval, venu lui rendre visite et s’enquérir de sa santé.

« Rien ne pouvait égaler ma joie de revoir Clerval (…), j’étreignais sa main, et en un instant j’oubliai l’horreur de ma vie » (Chapitre V page 122).

Robert de NiroSi l’on en croit la définition française d’un monstre, on remarque plusieurs sens à ce mot qui pourrait être attribué à la fois à la créature mais aussi à Frankenstein. Un monstre est un être vivant qui présente une importante malformation. C’est également, un être de la mythologie et des légendes. Il peut être un animal effrayant par sa taille et son aspect, ou une personne d’une laideur repoussante. Enfin, un monstre peut également être une personne qui suscite l’horreur par sa cruauté, sa perversité. Si les premières descriptions semblent dépeindre avec brio le portrait hideux de la créature, en revanche la dernière définition pourrait très bien être associée à Victor Frankenstein. Rappelons que c’est bien lui qui a réalisé l’infâme besogne, c’est lui qui a découpé comme le ferait un vulgaire boucher des morceaux humains prélevés sur des cadavres en décomposition, c’est lui qui a profané des tombes au nom de la science en méprisant les principes moraux et religieux et c’est encore lui qui s’est substitué à Dieu par orgueil. Enfin, c’est lui qui a abandonné lâchement et cruellement son œuvre, sa créature livrée à elle-même dans un environnement hostile et intolérable.

L’œuvre littéraire Frankenstein de Mary Shelley a bel et bien une portée symbolique et moralisatrice. Frankenstein, le créateur incarnation moderne de Prométhée a tenté l’impossible, devenir Dieu. Il sera puni pour son orgueil. L’auteur nous invite à méditer sur la condition de l’homme dans la société et sur le regard de l’autre. Selon la romancière, l’homme n’est pas fondamentalement mauvais comme on le croit souvent, c’est la société qui le pervertie. Dans l’histoire, la créature devient monstrueuse parce qu’elle l’est aux yeux des autres et qu’elle est convaincue d’être une abomination. L’homme né pure et innocent. La créature à son réveil n’est pas foncièrement mauvaise, c’est le regard de Frankenstein qui la rend odieuse et cruelle, c’est son chagrin et le refus de son créateur qui amorce le drame. Frankenstein a lui-même causé sa propre perte. Cet extrait éclaire l’une des thématiques principales de l’œuvre littéraire de Mary Shelley : la monstruosité qui n’est pas  toujours là où on l’attend. On notera que souvent la première réaction d’un lecteur peu observateur est d’associer le titre Frankenstein de l’œuvre au personnage de la créature plutôt qu’à son créateur. Serait-ce un lapsus révélateur ? Il semble étonnant de remarquer une portée symbolique et moralisatrice a un livre écrit de la main d’une femme ayant été éduquée loin des principes religieux et en particulier, au début du XIXème siècle, en pleine période romantique. Ce mouvement littéraire aspire à la liberté et à l’originalité et souhaite se défaire du classicisme du XVIIIème siècle. En cela, l’œuvre de Mary Shelley est une œuvre non conformiste. Cependant ce roman garde encore l’empreinte moralisatrice caractéristique des œuvres littéraires du XVIIIème siècle.

 Aujourd’hui le mythe de Frankenstein reste encore une source cratrice inépuisable pour de nombreux écrivains et réalisateurs. Comment ne pas penser à l’œuvre géniale bien que fortement inspirée de Tim Burton, Edward aux mains d’argent ? A la différence de Frankenstein, le « monstre » de Tim Burton est reconnu comme un individu quasi-normal, il a une identité qui lui permet de se rattacher à la société qui l’entoure et d’être en quelque sorte intégré. Si Frankenstein avait légitimement reconnu sa créature, ne l’avait pas rejetée, la créature aurait-elle agi autrement, se serait-elle tout de même retournée contre son propre créateur ?

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24 commentaires pour Frankenstein ou le Prométhée moderne

  1. Nymeria dit :

    Bonsoir,
    Je suis bien d’accord avec votre analyse et je l’apprécie. Merci à vous.

  2. manon dit :

    Merci @missycornish pour votre analyse. Cela me permet d’éclairer mon cours de littérature. Je vais davantage m’intéresser à cette oeuvre maintenant et y porter un nouveau regard.
    merci encore.

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    Je ne suce pas convaincu de la fiabilité des information et les parallèles faits sont simplaits.
    bonne soirée.

    • missycornish dit :

      Je vous remercie pour ce commentaire « constructif » (hautement littéraire) bien que bourré de fautes d’orthographe. Mon billet simpliste aura au moins eu le mérite d’attirer votre attention. Bonne journée.

    • titia dit :

      Mr Csud, il faudrait déjà que vous sachiez écrire le français, avant de critiquer sans aucun début de démonstration !

  13. Mr.Csud21 dit :

    PAS FIABLE ATTENTION AUX CONFUSIONS!
    NE PAS UTILISER POUR UN EXPOSE
    C FAUX
    MAIS COOL MERCI BI1

  14. Thiebault dit :

    Bonjour missycornish. Je viens de terminer la lecture de ce roman et je regarderai l’adaptation de 1931 ce soir. Connaissant le mythe de Prométhée, je suis assez sceptique devant le parallèle fait avec Frankenstein. Celui-ci prend plutôt les traits de Zeus qui s’est montré (chez Hésiode) déçu par sa création au point de vouloir l’exterminer. Tout au plus Frankenstein me fait-il penser à Épiméthée par son empressement dans l’action, qui précède chez lui la réflexion (contrairement, justement, à Prométhée) : création du monstre, ce qui enclenche sa malédiction ; refus d’accéder à sa demande, ce qui précipite sa perte et celle des êtres qu’il aime… Les passages sur le feu, sur le rocher, sont beaucoup trop légers pour être raccrochés au mythe antique. Il y a également une très courte référence au Protagoras (peut-être inconsciente, chez Shelley) lors de la condamnation de Justine, reconnue comme inapte à vivre dans la société humaine et qui doit donc être mise à mort (sur ordonnance de Zeus)…

    • missycornish dit :

      Bonjour Thiebault, je trouve ton analyse pertinente. Tu m’apportes de nouvelles clés sur le roman de Shelley. Pour ma part, je dois bien avouer que je ne connais malheureusement pas tous les détails du mythe de Prométhée bien que j’avais étudié quelques passages en classe. Il faut absolument que je le lise dans son intégralité, ce que je ferai dans le futur. Je pensais à Prométhée parce que Frankenstein est tout aussi avide de connaissance, cet aspect le perdra finalement. Frankenstein semble vouloir se mesurer au pouvoir des dieux d’où le parallèle avec le feu sacré de l’Olympe qui a été volé pour être donné aux humains, ce feu étant le symbole du Savoir. Frankenstein a tenté d’accomplir ce qu’aucun être humain n’a réussi à faire avant lui, créer sa propre créature et cette dernière s’est révélée un désastre. D’ailleurs, je pense que Shelley n’a pas choisi par hasard comme sous titre Le Prométhée moderne… A mon sens Frankenstein est, à l’instar de Prométhée, aussi maudit. Certes, je suis d’accord avec toi, on peut néanmoins déceler dans sa personnalité certains travers de Zeus, comme son dénigrement pour sa création défectueuse tout comme son désir d’anéantir son œuvre, cet être monstrueux. Par contre, je n’ai pas du tout relevé la référence à Protagoras dans la scène de la condamnation de Justine la servante. Peux-tu me l’expliquer ? Que veux-tu dire par « inapte à vivre en société » dans ce contexte lorsque tu te réfères à ce passage ? Parles-tu de la créature?

  15. lilly dit :

    Je découvre ton blog et ton billet, et je suis impressionnée. Je viens de lire ce livre, et j’y ai moi aussi trouvé beaucoup de pistes de réflexion. Je suis assez tentée par une adaptation, celle dont tu as mis des extraits est-elle réussie ?

    • missycornish dit :

      Bienvenue Lilly sur le blog! J’avais trouvé l’adaptation pas mal mais avec le recul et après avoir relu le roman je me suis rendue compte qu’il n’était pas très fidèle.

On papote?