Home de Toni Morrison

Années 50

Frank, rescapé de la guerre de Corée et traumatisé par la mort de ses camarades tout comme par l’assassinat d’une petite fille autochtone, rentre au bercail, chez lui en Géorgie. Seul survivant de cette boucherie humaine, il dissimule un lourd secret qu’il traîne comme un fardeau. Des images de son passé trouble le hantent. Les morts se mêlent aux vivants comme prisonnier sans fin d’un sortilège. Ses crises hallucinatoires qui l’empêchent d’appréhender le présent en couleur l’affaiblissent toujours un peu plus, le coupant de la réalité. 

Lui qui souhaitait à tout prix oublier ce trou perdu, n’a d’autres choix que de revenir aux sources pour retrouver et secourir sa sœur cadette, souffrante. Un appel alarmant le convainc de rentrer car la jeune fille a subi des supplices infligés par un médecin, un homme en apparence doux et honnête qui s’est révélé être un ignoble boucher…

Ainsi s’entremêlent deux histoires étranges et dérangeantes, celle de Frank, ancien vétéran de la guerre, et celle de sa petite soeur Cee, une jeune femme qui a tout au long de son existence subit d’innombrables maltraitances. 

Ce court roman de 150 pages est assez déroutant, il est en effet parfois difficile de saisir toute la portée philosophique du livre. Si l’intrigue est circulaire, le fil de l’histoire se dévide cependant en plusieurs ellipses. Ce choix d’écriture déstabilise parfois le lecteur qui se retrouve confronté à l’élucidation d’un mystérieux puzzle dont les pièces s’imbriquent peu à peu pour former un roman au dénouement somme toute percutant. Pas étonnant puisque Toni Morrison est une excellente romancière afro-américaine et une ardente défenseuse de la lutte contre le racisme. Elle est encore à ce jour la seule écrivaine noire à avoir été récompensée du prix Nobel, une distinction littéraire prestigieuse qu’elle recevra en 1993. Son oeuvre est donc marquée par son combat sans fin contre toute forme d’oppression, celui des noirs américains qui ont subi et subissent encore les préjugés racistes à leur encontre, mais aussi celui de la femme, écrasée sous le machisme ambiant d’une époque toujours principalement dirigée par les hommes. Ces convictions morales sont ici bien présentes. Le roman prend de ce fait pour toile de fond une Amérique encore très ancrée dans la Ségrégation. C’est ainsi que les personnages principaux, tous deux afro-américains, sont toujours confrontés à ce système absurde et intraitable qui rythme leur vie. 

Cee se retrouve maltraitée par un médecin blanc sudiste.  Employée officiellement comme infirmière, elle est finalement traitée comme un vulgaire cobaye. Frank, quant à lui, est blessé et tabassé à plusieurs reprises durant son périple… Il est d’ailleurs emprisonné au début du roman et interné dans un asile d’aliénés malgré ses médailles de héros de guerre à cause de sa carnation. S’il a combattu et a risqué sa vie pour son pays, celui-ci lui reproche encore à son retour ses origines. Une situation paradoxale ridicule qui ne manque pas d’ironie !

Les passages de violences gratuites décrites avec une certaine acuité dans le livre sont particulièrement glaçantes et donnent à réfléchir sur cette époque honteuse … L’auteure évoque d’ailleurs une scène de lynchage. Le Ku Klux Klan n’est jamais bien loin. Le premier chapitre m’a ainsi mise profondément mal à l’aise. Les deux principaux protagonistes encore enfants, sont les témoins d’un événement morbide qui les marquera tout au long de leur vie d’adulte : le cadavre d’un homme de couleur, sorti d’une camionnette et enterré à l’abri des regards, une nuit à la lisière d’un haras. Sans véritable sépulture, il est jeté dans un trou béant comme une simple charogne. On ne sait ce qui est arrivé à ce misérable mais c’est à la fin du livre qu’on découvrira avec horreur, son triste sort. Ce passage m’a fait l’effet d’une claque, j’y ai retrouvé la plume acerbe et le goût aigre des romans précédents de Toni Morrison, cette étrange violence sous-jacente que j’avais déjà perçue dans les premières pages de Beloved. Le roman était assez malsain et il me hante encore aujourd’hui. Je doute de le relire de si tôt !

Certes, la puissance évocatrice de la prose poétique et sombre de l’auteure ferre le lecteur dès les premières pages. Impossible dès lors de lâcher le livre étant subjuguée par cette écriture envoûtante. Toutefois, le sujet m’a déstabilisé. Le récit demeure un peu trop alambiqué à mon goût.  Le titre de cette étrange œuvre, “Home”,  censé symboliser le retour aux sources et la dignité retrouvée, m’a finalement laissée songeuse. J’ai eu l’impression un peu frustrante d’être passé à côté du message final de l’écrivaine, qui demeure malheureusement, jusqu’à la dernière page, une énigme indéchiffrable. La portée philosophique de l’œuvre est à mon sens noyée dans un trop grand nombre d’ellipses plombant finalement le rythme du récit. 

Si derrière une économie du langage se cache un conte presque onirique puissant et marquant relatant la rédemption de Frank, un homme capable du pire comme du meilleur, je n’ai malheureusement pu apprécier cette lecture pleinement car les thématiques restent aussi trop pessimistes à mon goût. Traqué par les fantômes du passé qui s’immiscent sans cesse dans sa réalité, Frank n’est pas non plus, un personnage plus honnête. En découvrant son fameux secret, un secret en outre effroyable, j’ai éprouvé des difficultés à avoir de la sympathie pour lui. On éprouve plus de compassion pour le personnage féminin trop naïf de Cee. Dès sa naissance, elle est déjà condamnée par sa propre famille. Le déterminisme social semble avoir raison de son destin. Sa grand-mère Lénore, qui devrait être une figure protectrice, la maltraite et l’humilie constamment parce qu’elle n’est pas née dans une maison mais sur la route, aussi considère-t-elle qu’ elle n’a pas de vraies racines. Cee recherche elle aussi son foyer, sa maison. Le personnage de Lénore, une femme cruelle, acariâtre et ouvertement mesquine est particulièrement exécrable. On découvre au passage, la méchanceté féminine dans ce qu’elle a de plus vil. Toni Morrison n’y va pas avec le dos d’une cuillère pour dénoncer également les coups bas portés par les femmes à l’encontre de leur semblable. Cette thématique du roman porte à réfléchir sur les relations féminines.

En bref: Si cette parabole un tantinet complexe donne incontestablement du grain à moudre en offrant de multiples réflexions sur le racisme tout comme sur la position de la femme dans la société, elle demeure selon moi en dessous des précédents écrits de Toni Morrison et en particulier de Beloved, une oeuvre dont je garde encore un souvenir indélébile. Il est regrettable que ce roman bien trop bref s’apparente plus à une ébauche qu’à un livre abouti et soit dépourvu d’un véritable fil conducteur. Un avis donc plutôt en demi-teinte malgré des thématiques essentielles qui ne peuvent laisser indifférent… 

 

 

 

Cet article a été publié dans Littérature américaine, roman philosophique. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

23 commentaires pour Home de Toni Morrison

  1. dasola dit :

    Bonsoir missycornish, c’est avec ce roman que j’avais découvert l’oeuvre de Toni Morrison. J’avais été éblouie par le style et 150 pages, ce n’est pas trop long. Mais je dois reconnaitre que depuis ma lecture il y a 9 ans, je ne me rappelle plus du tout de l’histoire. Par la suite j’ai lu Délivrances qui m’avait moins plu. Bonne soirée.

  2. CHRISTINE LACROIX dit :

    Bonjour, je voulais vous présenter mon 3ème roman félin « TROPIQUE DU CHAT » (ISBN: 979-10-348-1430-5 / Christine LACROIX), une invitation au voyage sans bouger de chez vous, qui vient de sortir chez Evidence éditions. Il est disponible en broché et en ebook en librairie, chez la boutique évidence ou sur les sites en ligne :https://www.amazon.fr/dp/B084NYFSRL/ref=dp-kindle-redirect?_encoding=UTF8&btkr=1.  C’est un voyage exotique sur l’île papillon. Vous y découvrirez les paysages, la faune et la flore de la Guadeloupe avec pour guide Toussaint Louverture, un chat créole. Un road movie antillais qui vous emporte loin de chez vous. En voici le résumé : Toussaint Louverture est un général de cavalerie né en 1743 à Saint-Domingue. En 1791 il posa la première pierre d’une nation noire indépendante en Haïti. Toussaint Louverture est aussi le héros de «Tropique du chat». Un «Cat-ribéen» qui raconte son île d’azur et de jade à travers ses yeux de félin. Blanchette est une petite chatte métropolitaine qui vit sa deuxième vie en gris, et rêve de lapis-lazuli et d’émeraudes. Sept mille kilomètres d’océan les séparent. Mais le destin se moque des distances… Un extrait est à lire sur mon blog félin : http://chat-pitre.over-blog.com Colonne en bas à droite, dans « MES ECRITS ». Portez-vous bien. AMICHAT. CHRISTINE LACROIX

    • missycornish dit :

      Bonjour Christine ! Votre livre a l’air très intéressant. J’y jetterai un coup d’œil. Je vais l’ajouter à ma liste d’envies pour le lire et je le chroniquer avec plaisir. Bonne soirée.

  3. Chicky Poo dit :

    J’ai un peu honte mais je n’ai jamais lu Toni Morrison. Un jour peut-être, mais je dois dire que je ne suis pas particulièrement attirée.

    • missycornish dit :

      C’est un peu sombre à mon goût Chicky Poo. Je ne suis pas non plus une grande fan. J’ai essayé de la lire mais les thématiques sont très dérangeantes.

  4. rachel dit :

    Oh pucha…tout un livre qui nous retourne…j’avoue que ce sujet est trop fort…

    • missycornish dit :

      Oui il est un fort. J’étais pas vraiment préparé au sujet. C’est un peu déprimant mais néanmoins très intéressant. Je pense que toute la partie sur la Ségrégation ça nous touche qu’on soit blanc ou noir. Et en tant que blanc on a un peu honte on se demande comment ça a pu exister.

      • rachel dit :

        Oh oui vraiment cela en devient epidermique…j’ai des frissons d’horreur…rien que d’ecrire lala…cela vient par phase….comment cela peut encore exister ?

        • missycornish dit :

          Je ne sais pas. Moi ça me dépasse qu’un tel système ait fonctionné pendant tant d’années. Le pire ce sont les soldats noirs qui ont risqué leur vie pour combattre en Corée et qui sont rentrés dans un pays qui les méprisaient… Moi j’ai eu mal au bide pendant toute la lecture. Je me suis dit c’est sans fin, il n’y a pas de pauses.

  5. Touloulou dit :

    J’ai lu ce livre à sa sortie, mon premier Morrison. J’ai le souvenir d’une lecture brumeuse, mais d’un coup de poing dans le ventre, de ceux qui coupent la respiration. Peu de romanciers parviennent à faire cela. J’ai très envie de lire ses autres romans, plus épais pour la plupart (c’est vrai que le livre m’a semblé un peu court).

    • missycornish dit :

      Oui c’est exactement cela tu l’expliques très bien. Ça m’a aussi fait cet effet. J’étais tellement prise par l’histoire qu’elle s’est terminée trop rapidement à mon goût. J’aurais en savoir plus sur ces deux personnages.

  6. maggie dit :

    L’écriture est très particulière et déstabilisante comme tu le dis bien mais je l’avais trouvé très poétique

  7. LydiaB dit :

    Merci pour cette participation. Le challenge court sur un an, donc tu n’es pas en retard !

  8. Marjorie de Bazouges dit :

    J’ai lu deux fois Beloved et comme toi ce roman m’a marqué.
    Je ne pense pas lire celui-ci. J’avoue que j’ai du mal avec les descriptions de violences .

On papote?