Désirer de Richard Flanagan

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Désirer de Richard Flanagan

Milieu du XIXème siècle.

Au large de la Tasmanie, sur l’île de Van Diemen, vivent les derniers autochtones déportés. Ces déracinés ont été placés sous la protection de Sir John Franklin, gouverneur de cet îlot isolé, et de son épouse Lady Jane. Le couple, très enclin à civiliser cette population noire sauvage quelque peu réfractaire à l’éducation anglo-saxonne, se prend d’affection pour une jeune aborigène prénommée Mathinna, et décide de l’adopter malgré leur âge avancé et le peu d’expérience qu’ils possèdent en matière d’éducation, n’ayant jamais eu d’enfants. La petite fille sera traitée avec tous les égards dus à son nouveau rang, jusqu’au départ du couple précipité pour l’Angleterre, Sir Franklin et sa femme prenant soudainement et sans scrupule la décision irrévocable de tout quitter, y compris leur propre fille aborigène désormais abandonnée à son triste sort dans un orphelinat insalubre pour pauvres…

Quelques années plus tard, c’est au tour de John Franklin de connaître une destinée pour le moins dramatique… Disparu à la suite d’une expédition maritime et polaire chaotique aux confins de  l’Arctique, le voilà accusé des calamités les plus ignobles par la société londonienne très collet monté. Il aurait cédé à la pire des bassesses en s’adonnant au cannibalisme avant de s’être totalement volatilisé, ainsi que son équipage. Sa femme, Lady Jane, refuse bien évidemment cette théorie honteuse qui entache la réputation de son époux. Charles Dickens, auteur victorien à succès et tourmenté par une vie conjugale décevante, s’empare de ce fait-divers insolite pour se distraire et relancer sa veine créatrice. Le voilà donc chargé de convaincre son lectorat de l’innocence et du caractère irréprochable de cet explorateur malchanceux… Cette prise de position impactera à jamais son existence qui prendra, dans sa sphère professionnelle comme privée, un tournant pour le moins inattendu.

Roman cynique par excellence sur les supposées vertus du colonialisme, Désirer s’est révélée à ma grande surprise une œuvre d’exception, un ovni littéraire qui m’a d’emblée séduite. J’ai été en effet happée par cet étrange livre qui alterne constamment deux récits semblant à première vue diamétralement opposés mais qui pourtant conservent d’un bout à l’autre un lien ténu. Richard Flanagan, écrivain australien de renom, nous propose une réflexion étonnamment profonde et presque métaphysique sur les conséquences désastreuses de l’arrivée des colons britanniques en Tasmanie, qui conduira notamment à l’extinction quasi-complète du peuple aborigène asservi et massacré en l’espace d’une trentaine d’années seulement. Un sujet qui dérange encore aujourd’hui mais qui, à l’image du génocide des Indiens d’Amérique, fait couler de plus en plus d’encre. Les aborigènes ont ainsi progressivement disparu, atteints par des maladies transmises par les colons britanniques mais aussi par le mauvais traitement qu’on leur infligea. 

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Il était par ailleurs habituel de kidnapper des tribus entières pour les “civiliser” et les convertir  de gré ou de force à la chrétienté. Des missionnaires sanguinaires œuvrant pour le bien de tous étaient chargés de cette triste besogne.

Des passages d’une brutalité insoutenable tels que ces scènes d’autopsie réalisées sur les cadavres d’aborigènes, m’ont de ce fait glacé le sang. Ces pauvres âmes étaient dépecés comme de vulgaires carcasses animales. Il était également coutume de conserver des têtes décapitées de célèbres chefs de tribus pour les exposer dans des musées privés. Quelle horreur! 

L’auteur n’y va donc pas avec le dos de la cuillère pour décrire l’hypocrisie sous-jacente des colons anglais donneurs de leçons. Cette aristocratie décadente a été capable de commettre les pires exactions pour “civiliser” un peuple qui au fond n’avait rien demandé …

Si le désir malsain d’expansion de l’impérialisme est bien évidemment l’un des principaux thèmes de Désirer, il ne faudrait cependant pas réduire ce roman pastiche et quelque peu malaisant à cette simple fonction. L’auteur s’intéresse en outre  à la passion vorace de l’homme et à ses désirs secrets les plus refoulés, ses passions écrasées et asphyxiées sous un vernis de bienséance et de flegme somme toute britannique. C’est le cas de Lady Jane qui s’évertue à refouler ses désirs maternels tout comme cet amour naissant mais avilissant pour une petite sauvage aborigène ou bien encore le cas de Charles Dickens, vieillissant, qui refuse de laisser parler ses sentiments pour la belle actrice Ellen Ternan au point de s’en rendre physiquement malade, voire mourant.

Richard Flanagan jongle avec maestria entre le récit poignant de Mathinna et les conséquences malheureuses de son abandon ; et celui de l’écrivain victorien, obsédé par la disparition de Sir Franklin. Ces deux histoires sont imbriquées dans une progression savamment agencée.

HMS Erebus in the Ice by Francois Etienne Musin. Image shot 1846. Exact date unknown.

EJDPNF HMS Erebus in the Ice by Francois Etienne Musin. Image shot 1846. Exact date unknown.

En outre, il réussit à faire revivre sous sa plume un épisode sombre et plutôt méconnu du lectorat français : cette expédition polaire ambitieuse mais pour le moins cauchemardesque. Les membres de l’équipage, à l’instar du radeau de la Méduse, s’entre-dévoreront. Ce fameux récit glaçant et terrifiant du sombre destin de l’Erebus (nom comme marqué par le saut de la mort faisant référence aux ténèbres et au chaos dans la mythologie grecque), un navire maudit qui finira emprisonné dans les glaces de l’Antarctique, m’a toujours fascinée. J’ai lu quantité d’articles cauchemardesques à ce sujet, et en particulier sur John Franklin, un héros qui n’en fut pas véritablement un. Ce célèbre officier de la marine anglaise fut surtout connu pour avoir bêtement survécu en mangeant ses propres bottes durant une première expédition polaire (cela ne présageait déjà rien de bon…), une anecdote grotesque qui lui collera à la peau jusqu’à son dernier souffle. Ses rêves de grandeur chevillés au corps le conduiront inexorablement à sa propre perte. 

images (1)Ce roman me laissera sans doute un souvenir impérissable. Je n’oublierai jamais l’existence fracassée de Mathinna, cette jeune et jolie aborigène, incontestablement trop jolie pour son bien, prise sous l’aile faussement protectrice du couple Franklin, en apparence pétrie de bons sentiments, et encore moins le caractère faible et volatile de Lady Jane, une femme au cœur de pierre incapable de surmonter ses convictions racistes, ou même cet horrible missionnaire qui se fait surnommer le “Protecteur”, un véritable boucher œuvrant pour le bien de l’église.

Pour conclure, voici donc un drôle de roman claustrophobe à la fois hypnotisant et d’une noirceur peu commune… Une prouesse d’écriture pour ce récit emprunt d’âpres échos primitifs.  Cette œuvre insaisissable qui échappe aux étiquettes m’a totalement envoûtée. J’ai désormais très envie de découvrir Terreur, le roman d’horreur de Dan Simmons qui s’inspire de cet épisode macabre de l’époque victorienne, et qui a dernièrement été adapté en une série télévisée d’anthologie effroyable et produite en 2018 par Ridley Scott lui-même. 

À signaler donc cette brillante et dérangeante série d’épouvante. Pour ma part, je l’ai regardée d’une traite et je dois l’avouer, j’ai été bel et bien terrifiée par l’histoire. Les ajouts fantastiques n’apportent finalement guère grand-chose au récit initial qui est déjà effroyable. Imaginez donc un naufrage insolite et un équipage qui sombre peu à peu dans une folie destructrice dans un huit-clos haletant…L’horreur monte crescendo. Sueurs froides garanties. Le scénario est excellent tout comme la performance des acteurs qui reste inoubliable. La série est actuellement disponible sur Amazon. La bande-annonce:

Et un petit documentaire très bien ficelé et original sur L’expédition Franklin :
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19 commentaires pour Désirer de Richard Flanagan

  1. J’adore ce type d’ouvrage !!! et j’avais beaucoup aimé la saison 1 de « The Terror », brrrrrr !!

  2. Alex Mot À Mots dit :

    Je m’empresse de noter le titre de ce roman qui a l’air fort riche.

    • missycornish dit :

      Bonjour Alex! Oui je trouve qu’il y a plein de choses intéressantes à dire sur ce livre. J’ai dû faire le tri mais il aurait été parfait pour un club lecture. Tu me dirait si cela te plaît. Je serais curieuse de savoir si tu as accroché.

  3. Chicky Poo dit :

    Wouahou ! Quelle critique ! J’avoue que je ne suis pas certaine que ce soit vraiment mon genre (comme souvent, nos goûts sont assez opposés ^^), mais ça rend curieuse ! Même si j’imagine qu’il faut avoir le cœur bien accroché pendant cette lecture !

    • missycornish dit :

      Ah des fois c’est intéressant de changer. Oui nos goûts diffèrent mais c’est ce que j’aime aussi. Tu m’ouvres à un autre univers littéraire et je découvre souvent des livres que je n’aurais pas naturellement acheté seule. 😊😉 Oui le livre est vraiment très sombre. C’est peut-être pas ce qui te faut en ce moment. C’est sûr qu’on est loin de l’ambiance rassurante et chaleureuse du Cottagecore 🤔🤣😁

  4. Marjorie de Bazouges dit :

    Waou ! Quel article. Cela donne envie et fait peur à la fois.

  5. Tu donnes follement envie de le découvrir ! C’est un auteur que je n’ai jamais lu pour le coup.
    Terreur de Dan Simmons m’avait vraiment glacé le sang ; à savoir quand même que s’il s’inspire effectivement de faits réels, une petite touche de fantastique fait aussi son irruption 🙂

    • missycornish dit :

      Ah contente que cela te plaise! Effectivement c’est inspiré de faits réels. C’est ce qui rend l’histoire encore plus terrifiante. Tu me diras ce que tu en penses si tu as l’occasion de le lire 😊😉

  6. rachel dit :

    J’avais rencontre ce Franklin dans un livre de Jules Verne, mais c’etait vraiment que du survol………..lala cela semble etre vraiment plus complet….impressionnant ce livre….;)
    D’ailleurs les 2 bateaux ont ete retrouves recemment

    • missycornish dit :

      Ah c’est drôle que tu l’ai rencontré dans un Jule Verne. Je suis justement en train de dévorer Deux ans de Vacances. Oui les deux bateaux ont été retrouvés et des momies bien conservées de certains membres de l’équipage. Cela fiche la trouille.

      • rachel dit :

        Oui dans le capitaine Hatteras…..oh tiens je n’ai pas encore lu les deux ans de vacances….un jour peut-etre….;)
        En tout cas j’ai bien aime la facon de les chercher….ils se sont appuyes sur les legendes et les on-dits du peuple Inuit. Tout est conserve a l’oral chez eux/elles….;)

        • missycornish dit :

          Oui et apparemment durant cette époque, les inuits ont été les premiers à rapporter les actes de cannibalisme commis par l’équipage mais on les a pas cru. 🙄🤔🤭

          • rachel dit :

            Ce fut une situation extreme…alors pour les actes de cannibalisme, je prefere ne pas juger….comme l’equipe de Rugby de l’Uruguay lors d’un crash dans les andes….extreme…

            • missycornish dit :

              Ah oui j’en ai entendu parler. C’est une histoire horrible. Je ne juge pas non plus. Ils ont vécu un enfer. Mais je demande quand même pourquoi dans l’histoire ils ne se sont pas rapprochés des Inuits qui devaient savoir chasser.

            • rachel dit :

              Il semblerait que cela soit un immense territoire avec peu de gens…les rencontres semblent vraiment difficiles….en plus si Franklin avait un sale caractere…cela n’aidait pas…lol

            • missycornish dit :

              Lol je pense qu’ils étaient peut-être trop racistes pour s’intéresser au mode de vie des inuits.

            • rachel dit :

              Exactement….tout s’explique…lol

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