Le Quatuor d’Alexandrie : Justine et Balthazar

« Comment manipuler cette masse d’éléments cristallisés pour en dégager la signification et donner un tableau cohérent de cette impossible cité d’amour et d’obscénité ? (…) Tant de choses m’ont été révélées par tout cela, que j’ai en quelque sorte l’impression d’être au seuil d’un nouveau livre – une nouvelle Alexandrie (…) C’est mon petit univers jaloux que j’ai représenté, et c’était une image véridique, mais seulement dans les limites d’une vérité qui n’était perçue que partiellement. Maintenant à la lumière de tous ces nouveaux trésors – car la vérité, encore qu’impitoyable comme l’amour doit toujours être un trésor- que dois-je faire ? ».

JustineRésumer une œuvre d’une telle envergure est une entreprise quasiment impossible tant cette histoire enchevêtrée est dense, c’est pourquoi je n’ai nullement l’intention de vous dévoiler l’intrigue dans son intégralité. La structure labyrinthique du roman ne s’y prête de toute façon pas. Décrire les faits reviendrait à trahir la vérité que nous propose Durell car chaque volume présente une facette différente des évènements racontés par  le narrateur. Cette œuvre originale, un véritable ovni littéraire, mêle les intrigues amoureuses aux récits d’espionnages en nous relatant les souvenirs de Darley, un jeune écrivain raté, qui fût en poste durant de nombreuses années à Alexandrie, une ville d’ombre et de lumière, qui marquera à jamais son existence. Là-bas sous la fournaise d’un  pays au climat méditerranéen, il fit la connaissance de Justine Hosnai, une juive mystérieuse à la beauté néfaste mariée à  Nessim, un banquier musulman prospère. Darley, comme un papillon de nuit attiré par une flamme, sera happé dans la toile de cette intrigante. De cette étrange rencontre découlera une amitié amoureuse charnelle que l’auteur aura de prime abord bien du mal à comprendre lui-même.

Le premier roman Justine paru en 1957 est sans conteste le tome le plus alambiqué, la galerie des personnages n’est encore qu’une ébauche que l’auteur peaufinera  quatre ans plus tard dans les volumes suivants. Le premier volet s’ouvre sur le récit  de Darley qui vit esseulé sur une île grecque avec la fille de Mélissa, son ancienne maîtresse défunte. Les jours s’égrènent avec lenteur sur son îlot désert et le narrateur hanté par les démons du passé s’est réfugié dans l’écriture. Il couchera sur le papier ses mémoires, son amour sincère pour la douce Mélissa tout comme sa fascination équivoque pour Justine, cette belle juive à l’attirance magnétique, une « flèche dans la nuit » qui traversa sa vie comme une étoile filante. Le narrateur tentera de saisir la personnalité de cette femme insaisissable. Pourquoi Justine a t-elle trompé sans vergogne son époux Nessim qui n’avait pourtant d’yeux que pour elle? Darley voit en lui un mari complaisant. Nessim est ainsi perçu comme un homme discret, doux et aimant, incapable de bassesses. Mais qu’en est-il de la réalité ? Comment une telle femme s’est-elle d’ailleurs retrouvée l’épouse légitime d’un des banquiers les plus riches d’Alexandrie ? La vision bien naïve de Darley, va être bouleversée par l’arrivée impromptue de Balthazar, un membre éminent de la Cabbale -une secte secrète, mystique et ésotérique- qui lèvera le voile sur certaines énigmes et soulèvera d’autres questionnements par la suite.

Malgré l’écriture brouillonne de Justine, la lecture reste tout de même addictive car on décèle déjà dès les premières pages des éclairs de génie de l’auteur. Certes, on  avance parfois à tâtons dans cette première partie un tantinet ardue, pourtant, il est difficile de délaisser la lecture et en particulier après avoir clôturé les derniers chapitres. J’ai d’ailleurs succombé à la tentation et me suis plongée dare-dare dans Balthazar, le second tome. Il est regrettable que de nombreux lecteurs rechignent souvent à poursuivre l’œuvre, après avoir achevé Justine, Balthazar étant un petit bijou d’écriture que j’ai lu avec avidité.

BalthazarCe second volet débute donc avec la visite surprise de Balthazar. Le vieux sage aux allures de Méphistophélès (dans la Mythologie l’un des princes démoniaques qui incarne parfois sur terre le Diable en personne) qui a lu avec intérêt le roman de l’apprenti écrivain, lui remet son manuscrit corrigé et apporte un éclairage nouveau sur les événements passés. Peu à peu le profile de Justine se dessine. Le lecteur découvre la figure écorchée d’une éternelle investigatrice qui s’imprègne de toutes ses lectures dans l’espoir de trouver enfin le sens caché de son existence tourmentée. En somme, cette « panthère » comme l’a si bien décrit l’auteur, est une femme absolue recherchant le plaisir sous toutes ses formes. Cette force indomptable dissimule en outre un terrible secret inavouable que je ne vous dévoilerai bien évidemment pas, puisque tout l’intérêt de l’œuvre réside dans cette révélation !

La fin de ce second volet passionnant amorcera le récit de deux nouveaux personnages, également piliers de cette œuvre foisonnante : Mountolive et Cléa.

Avec le regard aiguisé d’un artiste-peintre, Durell, nous décrit avec brio les territoires sauvages qu’il a jadis foulés du pied, tel que ce port extraordinaire d’Alexandrie, que sa mémoire a magnifié. On retrouve au fil des pages les leitmotiv de la solitude des expatriés ainsi qu’en toile de fond l’influence pernicieuse de la Cabbale sur les êtres. Durell nous transporte en nous décrivant minutieusement les saveurs et les parfums d’épices qui embaument la ville. D’une écriture sublime empreinte de poésie, il fait ainsi revivre des personnages qu’il croyait à jamais perdu, dans une société cosmopolite et sensuelle où se côtoient diplomates, gangsters, chanteurs et écrivaillons. Autour de ces quatre piliers, Justine, Balthazar, Mountolive et Cléa, gravitent quantité d’autres protagonistes tout aussi passionnants et inoubliables tels que Pursewarden, l’auteur à succès désabusé, Pombal ce coureur de jupons invétéré ou encore Cohen, l’amant de la malheureuse Mélissa, portraituré sous les traits d’un vieux phoque pitoyable. Cet homme désespérément épris quittera à l’aube de sa mort, femme et enfants, pour sa maîtresse qu’il avait naguère cruellement maltraitée ; sans oublier cette vieille folle de Scobie, un agent des forces de l’ordre retraité qui ne peut réprimer sa nature secrète.

Certes, l’auteur s’adresse à un lectorat averti, la littérature avec un grand L étant ici mise à l’honneur. Mais, comme je l’avais écrit précédemment, cette œuvre incroyable n’est cependant pas inaccessible pour qui sait s’armer de patience et de volonté.

Un seul conseil : persévérez ! Il est impossible que vous restiez insensible à la plume envoûtante et nostalgique de Durell, vous ne pourrez qu’à votre tour être entraînés dans ce tourbillon de personnages romanesques.

Dès la fin du premier tome, l’auteur conclut le livre en affirmant que ce volume n’est qu’« un bref monument d’introduction à la mémoire d’Alexandrie ». Nous voilà prévenus ! Un voyage inoubliable dans une Alexandrie mythique, à découvrir d’urgence !

Pour ma part, je vous retrouve très vite pour vous faire partager mon impression sur la suite de la trilogie de Marcel Pagnol, Marius, Fanny et César. En attendant, j’attaque avec plaisir le troisième tome du Quatuor Mountolive.

Et pour se familiariser avec l’univers poétique de Lawrence Durell, je vous encourage vivement à parcourir cette édition fantastique qui retrace en détails le parcours artistique et littéraire de cet érudit et à écouter cette émission excellente de la BBC ici.

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Pour les plus téméraires, sachez qu’il existe aussi des CDs de lectures disponibles dans la langue de Shakespeare.

En bonus, une courte présentation de son oeuvre en anglais:

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15 commentaires pour Le Quatuor d’Alexandrie : Justine et Balthazar

  1. Guy Delbarre dit :

    petite précision , si Justine est bien juive Nessim est copte et non musulman ce qui est important pour l’intrigue .
    c’est un livre majeur à lire absolument
    Guy

  2. Edmée dit :

    J’ai lu ça bien trop jeune. Je ne comprenais ni l’amour ni le désir ni les tourments. Je ne connaissais que les mots, et ne voyais que s’ils étaient beaux. Je comprends maintenant que ce dédale m’ait perdue quelque part…

  3. Lilly dit :

    J’ai souffert sur une version à cause de lui, mais je me souviens malgré tout que son écriture était magnifique. Depuis, je veux le lire, et ton billet est envoûtant.

  4. nathalie dit :

    Il s’agit vraiment d’un grand écrivain, mal connu en France je trouve. Je ne connais pas cette série mais j’en ai entendu parler. Pour ma part, j’ai lu son livre se déroulant à Chypre et cela m’a convaincue en sa faveur !

    • missycornish dit :

      Je n’ai pas l’intention de terminer mon exploration avec cette série, je pense aussi lire ce roman. Apparemment il y a eu un scandale de famille qui a déteint sur l’auteur, mais on a essayé d’étouffer l’affaire… Un complot littéraire. Ce serait intéressant de découvrir ce qui s’est vraiment passé. Je vais jeter un œil à l’émission de la BBC qui lui a été consacré.

  5. alexmotamots dit :

    Jamais entendu parlé non plus, mais tu as su me convaincre (au moins pour le premier tome…)

  6. denis dit :

    c’est très fort en effet. Un chef d’œuvre c’est certain. Alors, je me vois bien le lire après mon « marathon Proust », c’est-à-dire dans un an
    et as-tu « Sous le volcan » de Malcolm Lowry. Durrell me fait penser à Lowry

  7. Lili dit :

    Avant que tu m’en parles, je n’avais jamais entendu parler de cet auteur ni de son oeuvre ! Mais tout comme Alexandra, ton enthousiasme me donne envie de le découvrir. Pas forcément dans les prochains mois car le quatuor a l’air dense et mérite une totale attention mais je le note pour plus tard avec plaisir !

  8. La Gueuse dit :

    Personnellement je n’ai rien à redire de l’oeuvre c’est l’une de ces perles de la littérature méditerranéenne (comme Alexis Zorba) qui plantent une ambiance hors du temps. L’auteur m’a transmis sa nostalgie d’une époque bien révolue. L’Alexandrie de l’oeuvre est loin de celle que nous a légué notre époque: le tombeau prétendu d’Alexandre le Grand bétonné dans la nécropole sous un immense parking à l’image de la ville cosmopolite. Ce cliché sépia est un trésor de poésie. La plus belle scène, tu y viendras Missycornish est pour moi le drame du lac Maréotis : le temps suspendu pour tisser le drame en filigrane des quatre tomes. Je veux faire un commentaire sur la version des CD récitée par Nigel Anthony, même si ses interprétations féminines sont risibles (allez quoi un mec qui fait une voix de fille ça n’a jamais été ça, mais enfin ça détend l’ambiance parfois lourde du roman…on va dire. Je n’adhère pas à la voix de tourterelle blessée pour Justine, je la voyais plutôt fumeuse, une voix grave, parfois grasse) je trouve que son travail sur les voix de Scobie et surtout la voix de stentor qu’ils donne à Balthazar sont de vraies trouvailles. Les livres sont aussi un puis de culture: entre les poèmes arabes traduits, des citations, une nouvelle fantastique vénitienne où se confondent les loups sous les dominos… Une source intarissable. Allez y boire !

    • missycornish dit :

      Je n’ai pas encore lu cette nouvelle fantastique mais j’ai hâte pour ce qui est des CDs, il faut que je les réécoute, la dernière fois j’avoue avoir un peu (seulement un peu hein) plissé de l’œil. J’aime beaucoup le personnage de Scobie. Je n’ai pas encore saisi toute la personnalité de Justine, elle reste toujours insaisissable. Quant à Nessim, j’ai hâte de découvrir ce qu’il en est de sa vraie nature, est-il vraiment doux comme un agneau ou se cache t-il derrière sa passivité un loup redoutable?
      Baltazar m’intrigue, et en particulier son rôle dans la Cabbale. Pour ce qui est de la ville elle-même j’ai oublié de dire qu’elle est aussi un personnage à part entière. Une fois le premier volume terminé j’ai eu du mal à me replonger dans une autre lecture aussi dense. J’étais imprégnée du roman.Je me demande comme le film Justine a été abordé? Je le visionnerai bien.

  9. Armelle dit :

    J’avoue avoir beaucoup entendu parler de Lawrence Durell sans avoir plongé encore dans cette oeuvre touffue et certainement fascinante. De par les lieux déjà – cette ville d’Alexandrie – et par les personnages qui semblent taillés au burin et développer toutes sortes d’intrigues complexes et haletantes. Il faudra que je fasse une tentative cet hiver car ta critique enthousiaste m’y encourage.

    • missycornish dit :

      Bonjour Armelle! Je pense que c’est un livre qui nécessite pas mal de concentration mais qui en vaut la peine. J’aime beaucoup l’atmosphère, la description de toutes ces personnalités cosmopolites, ces étrangers venus des quatre coins du monde et qui évoluent dans la même sphère. J’ai eu un vrai coup de cœur pour l’instant pour les deux premiers volumes. Et puis, il y a cette solitude des expatriés si bien exprimée.C’est un livre vraiment original.

      Je serai curieuse de lire votre ressenti et même d’en discuter avec vous. J’ai lu je ne sais où que l’auteur s’était hautement inspiré de Proust et de Dostoïevski.

  10. Ça fait un bout de temps que j’ai envie de lire Lawrence Durell,et ton analyse enthousiaste et détaillée m’y encourage d’autant plus ! J’aime ce genre d’œuvres-fresques et Alexandrie est une ville tellement mythique qu’un livre qui veut en être la monument-mémoire oubliée ne peut être que passionnant. Je le note, merci de la découverte. 🙂

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