Loin de la foule déchaînée

le roman loin de la foule déchaînéeJ’ai longtemps gardé un souvenir traumatisant des œuvres de Thomas Hardy. Il faut dire que j’étais partie d’un très mauvais pied. Jude l’obscur et Tess d’Uberville, deux œuvres à la fois déprimantes et claustrophobes m’avaient refilé le bourdon au point de me laisser une impression moite franchement déplaisante (suicidaires s’abstenir). D’ailleurs, ces lectures me hantent encore aujourd’hui. Je n’avais donc nullement envie de réitérer l’expérience en me replongeant dans cet univers trop sombre à mon goût. Mais le désir de découvrir Loin de la foule déchaînée, dont je n’avais lu que des critiques élogieuses sur la toile, me titillait tant depuis quelques mois qu’à l’annonce de sa sortie en salle cette année, ma patience a finalement flanché. Malgré mes réticences à l’égard de cet écrivain anglais, je n’ai finalement pu m’empêcher d’acquérir cette nouvelle édition de poche.

A ma grande surprise, j’ai pris une sacrée claque ! Non seulement j’ai dévoré chaque page de cette œuvre de jeunesse de l’auteur étonnement optimiste, mais en plus, ce dernier est bel et bien devenu l’un de mes romans de chevet favoris au même titre qu’Autant en emporte le vent ! Cette lecture m’a regonflée à bloc ! Incroyable que cette œuvre romanesque pourtant catégorisée comme un classique « poussiéreux » puisse encore toucher les lecteurs du XXIème siècle ! Thomas Hardy nous livre une œuvre sublime hautement romantique prenant pour décor le Wessex du XIXème siècle, une contrée fictive inspirée de sa propre région natale le Sussex.

Nous suivons au fil des pages les péripéties de Gabriel Oak, un jeune berger prospère qui caresse le projet fou d’épouser sa ravissante voisine, l’impétueuse Bathsheba Everdene. A son grand dam, cet homme séduisant à l’âme de poète sera éconduit par la belle qui lui rira au nez préférant tourner sa proposition en une vulgaire plaisanterie. En effet, la belle orgueilleuse ne voit en lui qu’un rustre paysan. L’infortuné n’est pas au bout de ses peines et rencontrera encore de nouvelles épreuves. Il perdra ainsi l’intégralité de son troupeau de moutons après que l’un de ses chiens mal dressé les ait malencontreusement précipités du haut d’une falaise. Sans ressource, notre héros parcourra la campagne anglaise à la recherche d’un nouvel emploi. Sur sa route, il prêtera main forte à un groupe de paysans pour sauver leur ferme d’un incendie sans savoir que la propriétaire des lieux n’est autre que Bathsheba, son amour de jeunesse plus belle que jamais, qui l’avait jadis repoussé sans ménagement. Cette dernière, devenue héritière du commerce ovin florissant de son oncle qui lui a légué sa ferme, a désormais la réputation de croqueuse d’hommes, et est sollicitée par de nombreux prétendants. De ce fait, notre modeste berger Gabriel peut-t-il encore loin de cette foule déchaînée se faire aimer de cette femme tant convoitée et ce, malgré le fossé social qui semble toujours d’avantage les séparer ?

loin de la foule déchaînée 1

Cela faisait bien longtemps que je ne m’étais pas autant attachée à des personnages de romans. Thomas Hardy nous portraiture des protagonistes empathiques. J’ai d’ailleurs eu une petite préférence pour Bathsheba, une héroïne vibrante de ses défauts et pétrie de contradictions, digne de Scarlett O’Hara. Loin d’être parfaite, cette beauté ténébreuse un tantinet caractérielle reste malgré tout profondément humaine. Si Bathsheba multiplie les faux pas au grand désarroi du lecteur en prenant bien souvent de mauvaises décisions et en faisant preuve parfois d’une naïveté déconcertante, elle assume cependant toujours ses erreurs et s’investit corps et âme dans tout ce qu’elle entreprend. Qu’importe les obstacles qui jalonnent son parcours, elle ne courbe jamais le dos sous le poids de ses infortunes. Bien qu’inexpérimentée, elle se retrouvera pourtant à la tête d’une immense fortune et travaillera d’arrache-pied à l’égal de n’importe quel métayer de sa ferme pour faire fructifier son entreprise. Cet aspect ambitieux de l’héroïne est d’ailleurs admirable. En somme, c’est une femme de tête déjà résolument moderne pour son époque. On retrouve d’ailleurs ici des thèmes analogues aux romans d’Henry James et en particulier à The Bostonians. Comme le personnage principal féminin exalté de cette œuvre, Bathsheba est elle aussi tiraillée entre son désir inavoué de devenir l’épouse comblée qui sied à son statut social et sa peur constante de perdre son indépendance. Malheureusement, la demoiselle trop influençable se prendra finalement dans le piège d’un mariage trop précipité. Je n’en dévoilerai pas davantage. Autour d’elle gravitent de nombreux soupirants dont Gabriel Oak, William Boldwood et Francis Troy.  Son cœur balancera au fil des pages entre ces trois prétendants. A vous de lire le livre si vous souhaitez savoir sur lequel de ces gentlemen la belle jettera finalement son dévolu… Tout l’intérêt de ce roman réside de toute façon dans ce principal mystère.

Si Bathsheba a certes un besoin viscéral de plaire, une coquetterie qui lui nuira à plusieurs reprises, cette femme parfois vaniteuse et versatile reste néanmoins à mes yeux une figure féminine emblématique des plus touchantes de la littérature classique anglo-saxonne car dotée d’une nature particulièrement émotive et passionnée.

boldwoodQue dire des protagonistes masculins ? Tous parviennent à nous émouvoir. J’ai eu un petit coup de cœur pour Boldwood, un fermier prospère séduisant qui succombera lui aussi au charme redoutable de Bathsheba. La belle brune aux yeux noirs le fait chavirer si bien qu’il perd toute contenance à son contact. C’est sans conteste le personnage le plus romantique du livre, une figure initialement austère et collet monté, pur produit de la société anglaise puritaine qui versera progressivement dans la folie. Par ailleurs, on retrouve déjà dans cette œuvre de jeunesse quelques passages d’une cruauté intense propres aux œuvres futures de Thomas Hardy. Ainsi ces personnages principaux sont souvent victimes de leurs propres sentiments, c’est le cas de Boldwood dont les émotions sont principalement gouvernées par ses impulsions et en particulier par son désir irrépressible pour Bathsheba. A l’instar de Tess d’Uberville, l’héroïne éponyme du roman le plus célèbre de Thomas Hardy qui assassine dans un accès de désespoir son ancien amant et se condamne ainsi à la potence,  les actions de Boldwood sont elles aussi excessives et illogiques.

Thomas Hardy dresse ainsi le portrait poignant d’un homme malade d’amour incarné à l’écran par Michael Sheen dans la nouvelle adaptation de Thomas Vinterberg. Chapeau bas à cet acteur de théâtre exceptionnel capable de nous émouvoir jusqu’aux larmes. Le docteur cynique de Masters of sex prend en effet dans ce film un rôle à contre-pied campant un amoureux transi des plus touchant. Je l’avais déjà repéré il y a quelques années dans Underworld où il interprétait le rôle d’un loup-garou tourmenté particulièrement sexy. Que voulez-vous, le charme british est redoutable !!! Pour ma part, je fonds complètement !

Bien entendu, Gabriel, ce berger attentionné à la sagesse exemplaire, est lui aussi un prétendant irrésistible. Ange gardien de Bathsheba, il l’épaulera dans son entreprise et deviendra son confident le plus intime. Gabriel Oak, dont le nom fait référence au chêne, un arbre aux racines robustes qui résiste aux épreuves du temps avec dignité, incarne la loyauté et l’honnêteté inflexible. A la différence de notre héroïne qui parait quelques fois inconstante, les sentiments de Gabriel ne dévient jamais de leur trajectoire.

Si j’ai eu à la fois un faible pour Boldwood tout comme pour Gabriel, je dois dire que je suis restée de marbre face à la personnalité de Francis Troy, un officier arrogant, joueur et flambeur, qui n’est pas sans rappeler le personnage de Wickam dans Orgueil et préjugés de Jane Austen. Ce prétentiard opportuniste sans conscience morale est méprisable. Je ne m’étendrai d’ailleurs pas à son sujet, il m’a agacée d’un bout à l’autre du livre même si, au fond, il n’est pas foncièrement mauvais.

Pour finir, un dernier mot sur l’adaptation cinématographique de Thomas Vinterbeg sortie en salle cette année :

Ce film à la photographie magnifique et servi par une distribution des plus séduisantes est un petit bijou. Michael Sheen est exceptionnel tout comme Matthias Schoenaerts, (mon chouchou du moment au nom imprononçable!), un séduisant flamand et une star montante d’Hollywood remarqué dans Suite française, une autre pépite littéraire, cette fois-ci écrite par Irène Némirowski et une œuvre cinématographique magnifique récemment produite par la BBC. Le scénario ayant été adapté par David Nicholls, auteur d’Un jour, le film ne pouvait qu’être de qualité. Toutefois, j’ai été de prime abord un peu surprise et un tantinet déçue de découvrir Bathsheba sous les traits de Carey Mulligan dont je trouve le charme un peu terne à mon goût. Cette actrice me paraissait déjà trop effacée en Daisy dans The Great Gatsby réalisé en 2013 par Baz Lurhmann. J’imaginais Bathsheba plus impérieuse, peut-être à l’image d’une actrice à la beauté plus insolite comme Keira Knightley. Malgré cette petite contrariété de courte durée, j’ai tout de même beaucoup apprécié cette adaptation plutôt fidèle de l’œuvre de Thomas Hardy. Ainsi donc, la substantifique moelle du roman a bel et bien été respectée. Le canevas étant déjà remarquablement bon, le film ne pouvait qu’être réussi. Les descriptions de l’orage qui gronde sur la campagne anglaise, la luminosité du paysage rural changeant, nous donnaient déjà l’impression de voir un film défiler sous nos yeux. Dans l’ensemble, ce mélodrame de la même veine que l’adaptation excellente de Joe Wright de Pride and prejudice est également une pure merveille.

loin de la foule déchaînée 2J’ai cependant noté quelques petits anachronismes au début du film et en particulier dans le choix bizarre des costumes de Bathsheba. L’héroïne est une vraie rockeuse, elle porte du cuir ! C’était pourtant une denrée rare à l’époque et qui n’était en aucun cas utilisée dans son intégralité pour la confection de robes ou de vestes. Bien que ce matériel ait bel et bien pris son essor à cette époque, il n’était encore que partiellement utilisé pour la fabrication d’accessoires tels que les sacs ou les chaussures. Un détail, certes, mais qui m’a tout de même un peu gênée.

Au final, cette lecture enfiévrée m’a finalement réconciliée avec ce romancier anglais que j’avais trop longtemps dédaigné. D’une écriture virtuose, Thomas Hardy dépeint une romance rurale magnifique qui évoque avec maestria les qualités d’abnégation, la vertu toujours triomphante tout comme la patience inébranlable. Cette construction éblouissante associée à une grande poésie du langage illustre également avec subtilité les prémices du féminisme au XIXème siècle. Malgré l’atmosphère sombre qui s’en dégage dans certains passages, cette œuvre romanesque conserve néanmoins toujours une pointe d’optimisme rafraîchissante. C’est dit, je relirai sans aucun doute avec plaisir ce roman époustouflant dans quelques années. Un gros coup de cœur! A lire et à relire sans modération!

La bande-annonce:

Cet article a été publié dans Cinéma, Classique britannique. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

18 commentaires pour Loin de la foule déchaînée

  1. Séverine Pirou dit :

    Tu as tout dit sur ce roman. Contrairement à toi, j’aimais déjà Thomas Hardy. J’ai vu l’adaptation cinématographique la semaine dernière, j’ai adoré! Comme toi, le personnage de Boldwood m’a touché, sa fragilité, ses tourments amoureux, son destin inéluctablement tragique. Evidemment, Gabriel Oak est très attachant; sa loyauté admirable. Quant au choix de Carey Mulligan, je n’ai pas été déçue. J’aime la simplicité et le naturel qui émanent de cette actrice même si je comprends tes arguments. Enfin, je suis d’accord avec toi, les paysages de la campagne du Dorset sont magnifiques (j’adore cette région!).

  2. maggie dit :

    Moi aussi, j’ai eu une mauvaise expérience avec Tess D’uberville mais loin de la foule déchainée est dans ma PAL et j’espère que moi aussi, je vais me réconcilier avec cet auteur !

    • missycornish dit :

      J’espère pour toi Maggie, pour ma part, j’ai dorénavant hâte de me plonger dans Les forestiers dès que le mois Halloween se terminera. J’ai bien envie de me faire un petit challenge personnel littérature anglaise du XIXème siècle, une cure idéale pour la saison hivernale accompagnée d’une bonne tasse de thé bien chaude.

  3. M de Brigadoon Cottage dit :

    Alors moi malheureusement je n’ai pas encore lu le livre , mais j’ai eu la chance grâce à Missy de voir le film hier …… L’héroïne est agaçante d’un bout à l’autre , bien que très mignonne et très bien interprétée. Les trois hommes de sa vie ont chacun leur charme , même si évidemment mon coeur va à Gabriel.
    En ce qui concerne orgueil et préjugé . Je n’aime absolument Karen Heightley , elle m’agace avec sa bouche toujours ouverte , et je préfère de loin la version avec Colin Firth.
    J’ai adoré Tess d’Urberville . ( Film et livre ) et je le conseille sans modération.

    Je vais devoir venir te piquer plein de bouquins dans ta pal ma Biche .

  4. Cleanthe dit :

    Je suis heureux de cette réconciliation avec Thomas Hardy (tu l’auras compris, l’un de mes écrivains préfèrés)! C’est très bien vu pour le rapprochement avec Henry James – l’autre de mes grands chouchous. 🙂

    • missycornish dit :

      J’ai encore dans ma PAL Les bostoniennes et L’amant de Lady Chaterley d’Henry James que j’ai hâte de lire et j’aimerais dès la semaine prochaine pouvoir commencer Les forestiers. Bref, j’ai encore de quoi m’occuper cette année! De bonnes lectures en perspective c’est certain!

  5. Jo dit :

    Bel article Amélie, et ton blog est joli, aéré ! On dirait que dans la bande annonce, l’héroïne a l’air moins prétentieuse que celle décrite dans le roman, non ? As-tu vu des versions filmiques plus anciennes ?

    • missycornish dit :

      oui elle l’est moins. Je n’ai pas vu de versions plus anciennes, il faudrait que j’y jette un œil. Mais je la préfère plus dans le roman, elle n’est pas aussi peste qu’elle en a l’air. C’est un personnage assez complexe.

  6. J’aimerai beaucoup le lire à force de voir des avis dessus, et le tien si positif !

    • missycornish dit :

      Contente de te donner envie de le lire. Pour ma part, je trouve que c’est une petite merveille d’écriture. Je n’ai pas encore lu les autres œuvres de Thomas Hardy mais j’en ai grandement envie. Apparemment, Les forestiers est aussi bon. On verra.

  7. cora85 dit :

    Tu m’as donné envie de le lire et de regarder le film ! Je trouve Carey Mulligan très talentueuse, c’est toujours un plaisir de la regarder jouer.
    J’adore moi aussi « Autant en emporte le vent », tant le livre que le film !
    Par contre, je déteste « Orgueil et préjugés » de Joe Wright : je n’ai ressenti aucune alchimie entre les acteurs, et j’ai trouvé le tout ridicule.

    Je te souhaite une excellente rentrée !

    Ondine

    • missycornish dit :

      Ah c’est dommage! Moi je trouvais que cette version d’Orgueil et préjugés était originale. J’aimais tout particulièrement Darcy! J’aime bien aussi Carey Mulligan et je trouve aussi qu’elle joue plutôt bien mais je ne la voyait pas pour ce rôle, elle n’est pas assez belle à mon sens pour incarner cette héroïne. Bonne rentrée à toi aussi Ondine!

      • cora85 dit :

        C’est drôle, je ne supporte pas cette version de Darcy, lol !
        Oui, Keira Knightley (par exemple) a peut-être plus de charme que C.Mulligan !
        Merci, bonne soirée et semaine !

        Ondine

        • missycornish dit :

          Lol je trouvais Darcy assez mignon, différent de Colin Firth mais il avait tout de même de beaux yeux lol.

          • cora85 dit :

            L’acteur est beau, mais je n’aime pas sa façon de le jouer, et je n’ai ressenti aucune alchimie entre K.Knightley et lui !

            • missycornish dit :

              C’est vrai qu’ils avaient pas l’air convaincus dans la scène finale, peut-être qu’ils ne pouvaient pas se voir en réalité… Lol je trouve en tout cas que l’acteur qui joue à jamais été aussi beau que dans ce film, après je l’ai trouvé bouffi dans Anna Karénine. Dommage il avait tellement de potentiel.

  8. Emma dit :

    Excellent billet sur un livre merveilleux. Je l’ai lu récemment et j’ai adoré.

    En fait, je suis en train de lire tout Thomas Hardy par ordre chronologique. Tess et Jude ont été publiés vers la fin de sa carrière et de sa vie et ils sont bien plus noirs que ses premiers livres.
    Il y a une page Thomas Hardy sur mon blog, si ça t’intéresse.
    Le recueil de nouvelles Life’s Little Ironies est excellent.

    PS: Il faut lire Cakes & Ales de Somerset Maugham. L’un des personnages est basé sur Hardy. C’est un livre fabuleux.

    • missycornish dit :

      Génial! Je vais lire ton blog! Tu m’a donné une bonne idée! Je pense que c’est un beau projet. Pour ma part, j’aimerais prochainement lire Les forestiers. Je vais jeter un œil dans la matinée à ta page Thomas Hardy.

On papote?