Hiver

Pour cette deuxième contribution au challenge Le Mois anglais, mon choix s’est porté sur ce roman au contexte littéraire très victorien. J’ai été immédiatement attirée par cette magnifique couverture aux couleurs froides semblables à celles du givre en hiver, qui m’évoquent les paysages rustiques et pittoresques du milieu rural anglais dépeints avec virtuosité par les sœurs Brontë.

J’en avais fait l’acquisition il y a deux ans,  lorsque j’avais découvert avec émerveillement Thomas Hardy grâce à son œuvre de jeunesse Loin de la foule déchaînée dont je garde un souvenir impérissable (mon billet ici). Cet illustre écrivain-poète britannique est ici mis à l’honneur puisque ce livre n’est autre qu’une biographie romancée. Christopher Nicholson s’intéresse à un épisode insolite mais pourtant bel et bien véridique de la vie de Thomas Hardy : son ultime faiblesse de cœur pour la belle et ténébreuse Gertrude Bugler, une jeune actrice amateur dont il se serait secrètement épris à l’aube de sa mort.

Nous sommes au milieu des années 1920. A 84 ans, la réputation de ce romancier britannique auréolé de gloire n’est depuis longtemps plus à faire. Hardy, qui a épousé en secondes noces Florence Dugdale après la disparition douloureuse de sa précédente femme, Emma Gifford, est bien déterminé à finir ses vieux jours dans le Dorset, à la campagne dans sa propriété de Max Gate où les jours rythmés par ses projets d’écriture s’égrènent paisiblement. A l’hiver de sa vie, l’écrivain pense d’ailleurs en avoir fini avec les affres de la passion quand une pièce de théâtre, adaptée de son chef-d’œuvre Tess d’Uberville, est montée dans son village. L’auteur fait alors la connaissance de Gertie, une jeune actrice talentueuse tenant le rôle-titre. La ressemblance troublante de cette jolie brune pleine de fraîcheur avec son héroïne Tess, le fascinera autant qu’elle le bouleversera. Elle ravivera dans le cœur du vieillard une flamme qu’il pensait depuis longtemps à jamais éteinte. Le lecteur suivra cette passion secrète à travers le regard plein d’amertume de Florence, cette épouse vieillissante et délaissée, qui tentera désespérément de reconquérir son époux, en vain.

L’actrice Gertrude Bugler qui incarna Tess d’Uberville durant les années 1920.

Sans prendre parti, l’auteur portraiture avec finesse la personnalité souvent complexe et contradictoire de Thomas Hardy. Difficile finalement de percer à jour le caractère véritable de cet écrivain toujours nimbé de mystère. Certains y percevront celle d’un homme taciturne et pessimiste, dénigrant toutes formes de mondanités. Un homme parfois également peu attachant, à l’attitude aussi glaciale que l’hiver qui mettra un point final à sa vie. D’autres y découvriront un écrivain trop souvent tourné vers le passé. Thomas Hardy aimait en effet planter ses intrigues romantiques dans un décor sauvage, celui d’une campagne anglaise rustique et encore marquée de traditions païennes. C’est pourquoi ses œuvres étaient toujours volontairement enracinées dans le terroir anglais, ce « paradis primitif » comme il le décrivait si bien lui-même. Il était, de ce fait, convaincu que l’homme ne pouvait accéder au bonheur que par le maintien d’une certaine ignorance, et craignait le progrès. Il se méfiait du téléphone, un complot diabolique orchestré selon lui par les autorités pour espionner ses conversations, et méprisait tout aussi bien les automobiles, des engins bruyants qu’il jugeait contre- nature, voire même extrêmement dangereux. Il opposera un refus catégorique à l’installation de l’électricité dans son cottage, au grand dam de son épouse Florence qui souhaitait profiter de plus de confort.

Le cottage de Thomas Hardy en 1885, bâti à partir des plans de l’écrivain qui était architecte de formation.

Si Thomas Hardy, un brin égoïste, fascine autant qu’il dérange, sa personnalité reste malgré tout jusqu’à la dernière page insaisissable. Je dois admettre que le portrait pathétique que campe l’auteur de sa seconde épouse m’a bien plus touché. Finalement, c’est celle qui souffrira le plus de cette ultime passion. Cette femme de l’enfermement, trop jeune pour se marier à un vieillard (de 39 ans sa cadette) et pourtant déjà trop abîmée par le temps, suscite la pitié. Comment pourrait-elle rivaliser face à la jeunesse impitoyable de Gertrude Bugler ? Florence, qui espérait naïvement pouvoir aussi remplacer Emma, la première épouse disparue que chérira Thomas Hardy jusqu’à sa mort, sera hantée toute sa vie par le fantôme de cette défunte, et cette ombre spectrale ne cessera de planer sur leur couple comme un mauvais présage. Le caractère de cette femme tourmentée, un tantinet dépressive et d’une cruauté parfois féroce envers sa nouvelle rivale, la jolie Gertie, m’a étrangement rappelé celui de Zelda Fitzgerald qui se sentait elle aussi étouffée par le talent écrasant de son mari. Tout comme cette dernière, Florence s’est essayée sans grand succès à l’écriture et tout comme elle, elle demeurera malheureusement toujours une piètre écrivaine dont le nom restera inéluctablement associé aux triomphes littéraires de son époux. D’une tristesse désespérante…

Florence Dudgale et Thomas Hardy aux côtés de leur chien Wessex.

En bref : Christopher Nicholson nous livre avec grâce un récit doux-amer sur la vieillesse et la dissolution malheureuse d’un couple mythique de la littérature anglaise. D’une prose délicate, l’auteur esquisse dans ce huis-clos mélancolique le portrait saisissant d’un vieil homme en quête perpétuelle de l’idéal féminin recouvrant les traits imaginaires de son héroïne de papier, la belle Tess d’Uberville. Cette figure ensorcelante, Thomas Hardy n’aura de cesse de la chercher dans toutes ses conquêtes féminines sans toutefois jamais vraiment l’atteindre… Cette recherche insatiable demeurera l’un des principaux drames intimes de sa vie.

Certes, la lecture de ce roman d’atmosphère très évocateur peut s’avérer fastidieuse pour un lecteur en quête de rebondissements car les pages se succèdent bien souvent avec lenteur, à l’image des vieux jours du romancier. Toutefois, ce rythme parfois contemplatif n’a en rien entravé mon plaisir de lecture. Ce joli roman qui s’adresse avant tout à un lecteur averti désirant entrevoir un peu plus les coulisses de la vie d’écrivain de ce grand auteur, fut pour moi une très belle découverte. Je compte d’ailleurs poursuivre mon initiation littéraire en lisant prochainement Les Forestiers

Deuxième billet consacré à l’exploration de l’époque victorienne tout comme à ses grands écrivains dans le cadre du challenge Le Mois anglais.

 

 

 

 

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23 commentaires pour Hiver

  1. nightwatch17 dit :

    Ce que tu décris me rappelle l’archétype du Faust pathétique qui s’humilie dans la mort à chercher sa propre jeunesse dans le miroir tendu d’une femme en fleur. C’est vrai qu’on a du mal à avoir de la compassion…

    • missycornish dit :

      Bonjour Nightwatch17! Oui en effet, cela pourrait aussi rappeler Faust. Je n’ai pas trop été touchée par Thomas Hardy, je l’ai trouvé finalement assez cruel et antipathique.

  2. Ca me tente beaucoup… pour l’année prochaine !

  3. Alexielle dit :

    Un roman qui semble montrer l’auteur sous un autre jour que celui que je me représentais en lisant ces romans ^^ Je le note, il m’a l’air très intéressant !

  4. Lili dit :

    Je n’ai encore jamais lu Thomas Hardy (je n’avais pas accroché à ma tentative de « Loin de la foule déchaînée » mais apprécié la film par contre) mais je me rappelle avoir noté ce roman au hasard de quelque chronique. J’aime l’idée d’une littérature contemplative !

    • missycornish dit :

      Lili, la littérature contemplative ne le dérange pas, j’aime les longues descriptions. 😀 Au passage je vais me commander La prisonnière de Sargasse. J’ai vraiment hâte de le lire par contre il est que d’occasion. 🤔

  5. M de brigadooncottage dit :

    Encore un livre à lire. …. peut être car moi je ne suis pas une grande fan des romans introspectifs. IL m’a l’air un peu déprimant ce bouquin.

  6. lilas dit :

    A rajouter sur ma PAL car j’adore les romans de Thomas Hardy mais je connais très mal l’auteur, merci pour le partage. Bon mois anglais.

  7. rachel dit :

    et bin je suis dans les mariages de raison et vraiment froids avec des passions devorantes pour des maitresse dans mon livre actuel….cela semble etre le leitmotiv de cet epoque….oui cela peut etre deroutant…mais fascinant comme ton livre…

    • missycornish dit :

      Effectivement Rachel, les femmes de cette époque avaient peu d’opportunités une fois mariée. Elles subissaient souvent la frustration d’un mariage décevant et monotone, en particulier dans la société anglaise de cette période qui était très rigide. Seules les apparences comptaient… Les sentiments étaient toujours étouffés, pas beaucoup de place pour la spontanéité. Je lirais bien d’ailleurs L’amant de DH Lawrence pour continuer mon exploration de l’époque victoirienne. Merci pour ta visite!😉

  8. Edmée dit :

    L’ingratitude des mariages maussades… et les derniers feux d’un amour naissant qui ne peut vivre….

    • missycornish dit :

      Exactement Edmée. Je n’ai cependant pas éprouvé de peine pour Thomas Hardy, j’ai trouvé sa distance envers son épouse particulièrement cruelle. Surtout qu’elle-même était encore jeune, lui était bien décati. Il la prenait complètement pour acquis et c’était plus sa dame de compagnie que sa véritable amante. Drôle de couple finalement pas très bien assorti.

  9. anne7500 dit :

    Tu parles vraiment très bien de ce roman et de son contexte. Il me faut avouer que je m’y suis un peu ennuyée mais je n’ai jamais lu Thomas Hardy, je suis sans doute moins motivée…

    • missycornish dit :

      Anne je comprends parfaitement ton ressenti. Ce n’est pas « un page turner », le livre est très lent mais il y a vraiment de beaux passages et la psychologie de Florence Dugdale est très bien esquissée. Elle fait vraiment de la peine. Je n’ai pas trouvé Thomas Hardy si sympathique.

On papote?