Un barrage contre le Pacifique

Un Barrage contre le PacifiqueJ’ai longtemps eu un a priori contre Marguerite Duras, l’une de mes professeurs de français au collège me l’avait en effet déconseillée, elle trouvait l’écriture de l’auteur trop brouillonne, manquant cruellement de cachet littéraire. Je m’en étais donc soigneusement éloignée jusqu’à présent. Mais il y a quelques mois, en admirant la liste des suggestions alléchantes d’Amazon que le site me laissait miroiter, cette œuvre de mémoire, l’histoire d’une famille française désargentée et établie en Indochine alors encore colonie française, a attisé ma curiosité. Étant particulièrement intéressée par cette période de notre Histoire, il ne m’en fallait pas plus pour me décider à l’acquérir. Je ne regrette pas ce choix ! Marguerite Duras se lit et même agréablement bien !

La romancière dépeint ici dans ce récit hautement autobiographique, la déchéance des colonies françaises à travers la description de personnalités rugueuses. Elle fait, en particulier, le portrait sans œillères d’une femme, sa propre mère, usée et égratignée par les coups du sort qui se sont acharnés sur elle au cours de sa vie d’expatriée. Le narrateur est inconnu. L’histoire s’ouvre sur le quotidien d’une petite famille vivant en marge de la communauté française. La mère, une ancienne institutrice, veuve et issue d’une vieille famille de paysans s’échine à cultiver du riz sur une terre stérile pour pouvoir faire vivre son fils et sa fille qu’elle garde jalousement auprès d’elle. A la suite d’une escroquerie, elle s’est retrouvée à la mort de son époux, sans grandes perspectives d’avenir. Les agents cadastraux lui ont en effet vendu une concession qu’ils savaient pourtant incultivables car les terres sont régulièrement englouties par les marées et par les crabes qui se délectent des récoltes. Si la mère n’arrive pas à tirer profit de ces terres avant la prochaine moisson, ces « vautours » reprendront ses maigres biens. S’entêtant à poursuivre une chimère utopique, construire un immense barrage de bois pour empêcher l’eau salée de se déverser dans les rizières, la mère a privé son fils et sa fille d’éducation. Elle ne reculera devant rien pour obtenir ce qu’elle désire et lorsqu’un riche propriétaire chinois tombe sous le charme de sa jolie fille Suzanne, la mère y voit un coup de la providence pour s’enrichir enfin.

Il y a dans ce livre une atmosphère malsaine et pesante pour le lecteur, une impression d’étouffement. Le désenchantement des colonies est ici total. L’écrivaine ne glorifie pas l’attitude des expatriés français outre-mer, elle nous narre l’existence misérable de ceux dont les rêves se sont heurtés à la réalité grandiloquente, la lente décadence des colonies. Cette histoire est assez déstabilisante car elle révèle le destin chaotique d’une femme obstinée et dont la vie s’achèvera inexorablement dans la misère et dans la folie.

Dans cette œuvre la tension sexuelle est aussi palpable à chaque page tout comme dans les autres œuvres de Duras.

Cette tension est exprimée à travers l’attitude pressante du propriétaire chinois attirée par la jeune fille en fleur, mais aussi dans la relation étroite et ambiguë qu’entretiennent Joseph et Suzanne. L’atmosphère déjà malsaine est accentuée par la moiteur du climat. Le propriétaire chinois tente vainement de s’attirer les faveurs de la demoiselle qu’il traite comme une courtisane en la couvrant de présents coûteux et rares mais cette dernière n’a d’yeux que pour son frère Joseph et reste indifférente à ses avances tout comme à ses déclarations enfiévrées. Suzanne est attirée par la force brute quasi-animale de son frère bien qu’elle éprouve une certaine curiosité pour les mains fines et délicates de ce propriétaire chinois à l’attitude dilettante. Ces deux hommes que tout oppose par leurs origines mais aussi par leur position sociale sont les seules vraies figures masculines du roman.

L’écrivaine capte très bien aussi la solitude des expatriés qui est toujours présente en filigrane dans ses œuvres et que j’ai retrouvés également à la lecture de l’Amant de la Chine du nord, un roman que je n’ai pas encore terminé. Cette sensation d’isolement m’est familière puisque je l’avais déjà entrevue adolescente lorsque je vivais en Afrique.

Si j’ai lu d’une traite ce roman je dois bien reconnaître que l’écriture m’a paru tout de même parfois trop dépouillée. Elle donne l’impression que les personnages sont insaisissables comme des fantômes, des ombres que l’auteur aurait fait ressurgir des tréfonds de sa mémoire le temps d’une histoire et dont l’image floue s’estompera malheureusement après que le lecteur aura tourné la dernière page. Le style anecdotique de Duras est donc parfois déroutant. L’écrivaine semble nous avoir livré davantage l’esquisse d’une maquette d’un film qu’un véritable roman. Elle préfère aussi s’attarder plus sur les dialogues que de décrire en détails la personnalité de ses personnages. A noter que Duras fut très influencée par le cinéma et écrivit elle-même des scenari qu’elle porta par la suite à l’écran, ce qui peut expliquer cette écriture minimale, exempte de richesses superflues.

Je vous conseille chaudement de visionner l’adaptation cinématographique de l’Amant (The lover) de 1992 par Jean-Jacques Annaud qui est, bien qu’un rien subversif, magnifique. Un film culte à voir absolument ! (et qui est disponible en version intégrale sur Youtube, pour voir le film en entier c’est ici…hum hum, allez-y jeter un coup d’œil!). Duras offre dans ce récit, une nouvelle alternative à l’histoire d’un barrage contre le Pacifique, où la jeune fille, cette fois-ci anonyme découvrira les jeux de l’amour dans les bras du jeune propriétaire chinois dont la personnalité est bien plus subtile que dans son précédent roman. Même si Marguerite Duras se plait à brouiller les pistes en entrelaçant les deux histoires, ses protagonistes restent des boutures d’elle-même facilement identifiables et apportant une pièce de plus au puzzle encore mystérieux de sa vie si passionnante. J’aimerais désormais lire Moderato Cantabile pour pouvoir poursuivre l’exploration de son œuvre.

Lu dans le cadre du challenge Marguerite Duras chez Heide. Pour vous inscrire c’est ici!

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20 commentaires pour Un barrage contre le Pacifique

  1. NOGUES dit :

    J’ai plus apprécié un barrage contre le Pacifique que l’Amant, je trouve le style à peu près identique mais l’histoire est plus forte. Du moins elle m’a laissé une meilleure impression que celle de l’amant, finalement assez terne.
    Peut-être étais-je dans de meilleures dispositions pour le lire, mais c’est mon avis. Par ailleurs, pour les curieux, j’ai trouvé la liste de toutes les oeuvres de Marguerite Duras, y compris les pièces de théâtre : http://margueriteduras.perso.sfr.fr/Oeuvres.php

    Bonne lecture à tous !

    • missycornish dit :

      Merci Nogues pour ces informations complémentaires. J’ai aussi beaucoup aimé la lecture du Barrage, en revanche j’ai adoré l’adaptation cinématographique de l’Amant. Je suis d’accord avec toit, l’Amant n’est pas aussi bien écrit que le Barrage. A bientôt! Reviens-vite!

  2. Armelle dit :

    Curieux, je ne suis pas parvenue à aller au-delà d’une vingtaine de pages alors que j’avais aimé « L’amant de la Chine du Nord » contrairement à « L’amant » couronné par le Goncourt que j’ai trouvé d’un style trop négligé. Mais le barrage l’est resté pour moi et je n’en saisis pas vraiment la raison…

    • missycornish dit :

      C’est peut-être parce que son style est parfois épuré. Elle ne s’attarde pas vraiment sur les descriptions. C’est ce qui m’a dérangé au départ et ce que j’aime moins dans l’Amant de la Chine du Nord.

  3. Laure dit :

    Je n’ai encore jamais lu Marguerite Duras mais cela ne tardera pas car en effet j’ai des livres dans ma PAL, Heide m’a donné envie de la lire 😉 Ta chronique est vraiment très intéressante et c’est un livre sur lequel je me pencherai surement !
    A bientôt bonne journée 😀

  4. Margotte dit :

    C’est un GRAND Marguerite Duras ce livre, l’un de mes préférés de cette romancière ! Je te conseille vivement aussi « Le ravissement de Lol V. Stein », moins classique mais très beau. « La douleur » aussi sur le retour de son mari des camps allemands et le dernier essai écrit sur elle… Tu l’as compris, j’aime beaucoup cette romancière 😉

  5. Heide dit :

    Bonsoir missyCornish et merci pour ta participation !
    Tout ce que tu écris est très intéressant et détaillé et tu as raison, la tension est très forte et le malaise permanent. Tout le talent de Duras est justement dans la création de cette atmosphère oppressante par une juxtaposition de détails, à première vue sans importance. Effectivement, sa vision est englobante, comme au cinéma et on a parfois l’impression de voir comme à travers une caméra – d’où cette écriture « minimaliste », « dépouillée » car nous n’avons pas toujours accès aux sentiments des personnages, si ce n’est par ce qu’en disent les autres. Je pense à la mère qui prend conscience de sa folie quand elle frappe Suzanne parce que Joseph lui dit qu’elle est une vieille folle. Je trouve que la psychologie des personnages est très travaillée, presque autant que dans les romans de Hugo finalement, mais la construction romanesque n’est pas la même. L’analyse psychologique nous est présentée moins dans les commentaires du narrateur que dans ces lignes de tension très forte entre les personnages, surtout au cours des dialogues dans lesquels apparaissent aussi des non-dits et un comportement « immoral » comme le dit Monsieur Jo. Ces « silences » sont très signifiants. C’est un roman très théâtral en fait, je trouve.
    MD retravaille le matériau autobiographique dans de nombreux romans, d’Un barrage à L’Amant. D’ailleurs tu sais, elle a renié le film de Jean-Jacques Annaud (mais, comme toi, je l’ai beaucoup aimé !)
    Je publierai mon article en fin de semaine et j’y intègrerai ton lien.
    Bonne fin de soirée et à très bientôt !

  6. Lili dit :

    La manière dont tu en parles, comme d’habitude, me tente beaucoup ! Je suis très étonnée du point de vue de ton ancienne professeur de français. C’est vrai que Duras a une écriture très blanche mais tout est dans cette blancheur justement.
    Au passage, ça n’a rien à voir mais je t’ai tagué sur mon blog 😉
    Bisouxx!

  7. alexmotamots dit :

    Un roman fort sur une utopie si personnelle.

  8. denis dit :

    je relis grâce à la pléiade, l’œuvre intégrale dans l’ordre

    • missycornish dit :

      J’ai vu cette nouvelle édition et j’aimerais me la procurer. Avez-vous que le magazine littéraire lui avait consacré un recueil d’essais récemment? Je ne l’ai pas encore lu mais il a l’air passionnant. Le ML a lancé une collection spéciale pour les auteurs incontournables.
      Je viendrais lire vos chronique.

      • denis dit :

        oui j’ai vu cette collection au salon du livre à Paris mais n’ai pas acheté le hors-série sur MD

        • missycornish dit :

          J’ai également aimé ce roman mais je lui préfère l’Amant. J’ai aimé l’écriture mais je l’ai lu après avoir lu Victor Hugo, je suis passé d’un style hautement romanesque à une écriture réaliste, très minimaliste comme vous le disiez, ce qui influencé mon ressenti. Mais j’aime beaucoup MD.

  9. denis dit :

    je suis en train de terminer ce livre en lecture commune avec Heide
    je suis un inconditionnel de MD, c’est dire que je ne suis pas très objectif
    pour ma part j’aime sa voix très cinématographique (tu as dû remarquer combien Suzanne aime le cinéma) en effet, qui peut paraitre superficielle
    écouter MD parler c’est entendre ses textes qui sont à son image
    la langue littéraire de MD est minimaliste mais il y a une musique en elle : il faudrait lire ses livres à haute voix
    bref j’adore son œuvre et ce livre pour moi est magnifique (je ferai mon article mercredi 1er mai, je pense, tu me diras ton ressenti sans doute)

  10. grigrigredin dit :

    Et bien, quel avis ! L’analyse que tu livres des personnages et de l’écriture me donne envie de le lire… J’ai déjà dans ma PAL « La douleur », un manuscrit que M. Duras avait oublié puis retrouvé. Ca faisait longtemps que je voulais relire du Duras, voilà une double raison de le faire…

  11. M de Brigadoon Cottage dit :

    L’Amant qu’elle merveille !

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