Il est regrettable que cette version franco-germanique de Volker Schlöndorff, certes intimiste mais pourtant si ambitieuse et sensuelle, n’ait pas fait plus d’émules à sa sortie en salle en 1984. Tourné dans des conditions spartiates avec un budget modeste et des décors minimaux, le film est en effet malheureusement vite tombé dans l’oubli. Le seul caprice que le réalisateur s’accorda fut de choisir une brochette d’acteurs internationaux. Une idée que même ses collègues trouvèrent farfelue et risquée. Il est vrai qu’elle ôte un certain cachet français au film.
Le narrateur nous raconte ici la passion destructrice de Swann, son voisin, pour Odette de Crécy, une demie-mondaine que de prime abord il avait jugée laide mais dont il tomba par la suite éperdument amoureux. Le baron de Charlus, un personnage excentrique aux manières efféminées, le lui avait présenté au cours d’une soirée de frivolités.
Swann, connaisseur d’art avisé et érudit, s’inflige l’humiliation de fréquenter des gens qu’il sait inférieurs à lui dans le simple but de plaire à Odette. Sa maîtresse aime fréquenter assidûment les Verdurin, une famille richissime de parvenus aux goûts vulgaires qu’il méprise sous cape. Lui leur préfère la compagnie plus raffinée des Guermantes, des nobles qui n’évoluent principalement que dans le cercle de la vieille aristocratie française et n’accordent le privilège de leur relation qu’à certaines personnes sélectionnées avec minutie dans la haute société bourgeoise. La duchesse de Guermantes apprécie particulièrement les goûts artistiques et littéraires de Monsieur Swann, c’est pourquoi il est l’un des rares bourgeois à être reçus sous son toît.
En somme, Proust dépeint ici la futilité latente des conversations de salons, cette façade derrière laquelle ces deux sociétés snobs et oisives dissimulent le vide de leur vie. Il est surprenant d’entendre certains personnages proférer avec tant d’assurance et de naturel des propos antisémites ou même racistes. Le réalisateur a pris le soin de suivre à la lettre les dialogues de Proust pour restituer avec fidélité cette assemblée très guindée et fermée qui tolèrent les étrangers mais ne les considèrent pourtant pas comme de vrais français. La xénophobie du 19ème siècle y est donc flagrante.
Ainsi, même si Swann est un juif converti au catholicisme, une lime ne peut s’empresser d’exprimer dans un salon sa méfiance envers lui car après tout, ces derniers sont souvent très attachés à leurs origines juives, « on est sûre de rien avec eux ! », confiera-t-elle dans un murmure à sa voisine de table. Au risque d’être ostracisé, sa jalousie maladive nourrie par les rumeurs tapageuses qui courent sur le passé mystérieux d’Odette et ne pouvant supporter davantage le supplice de cette addiction amoureuse trop pesante, Swann succombera à sa faiblesse et l’épousera, malgré les avertissements de son entourage qui désapprouve cette mésalliance. Cette liaison périlleuse anéantira ses chances d’élévation sociale. Quant à son épouse au passé sulfureux et à sa fille pourtant ravissante, elles seront toutes deux longtemps mises à l’écart de la haute société.
Le scénario de Peter Brook offre une certaine linéarité au récit enchevêtré du narrateur de La Recherche ce qui a sans-doute facilité l’adaptaion à l’écran. Le metteur en scène, Volker Schlöndorff, en revanche s’est attaché avant tout aux portraits hauts en couleurs que le narrateur brosse dans le livre. Les expressions furtives de ces visages tourmentés sont toujours filmées de face, ce qui rend certains personnages très touchants et en particulier Swann. L’équipe méticuleuse aurait passé au peigne fin tous les codes de bienséances de l’époque pour reconstituer les traditions d’antan telles que la façon de se tenir à table, de donner délicatement la main pour inviter un gentleman au baisemain, ou encore la manière de se déplacer avec grâce sans trébucher sur la traîne de sa robe, des détails pointilleux qui sans conteste crédibilisent l’adaptation. Le réalisateur le dit lui-même, ce fut un véritable « travail anthropologique ».
Le making-of inclu dans les bonus de l’édition DVD est passionnant et nous révèle quelques secrets de tournage croustillants. Alain Delon qui guettait le rôle-titre depuis que Visconti (le réalisateur de renom du Guépard) s’était promis de tenter le pari impossible d’adapter la Recherche et qui ne pouvait concevoir l’idée de ne pas être impliqué dans le projet de Volker Schlöndorff, aurait essuyé un refus pour le rôle de Swann. Finalement, il choisira d’incarner le personnage à première vue improbable (en particulier pour un acteur de sa trempe) du baron de Charlus. Je lui tire mon chapeau, il faut bien rendre à César ce qui est à César (où devrais-je dire à Alain Delon !). Dans ce rôle de composition, il campe avec panache le baron de Charlus, si bien qu’on ne peut que sourire en remarquant que Didier Sandre lui a emprunté quelques unes de ses expressions extravagantes dans la version télévisée de Companeez. Finalement, Alain Delon crève l’écran, au point qu’il efface l’acteur britannique Jeremy Irons. Néanmoins, ce dernier correspond bien à la personnalité de Swann toujours en retrait, un homme discret et modeste dans la société, mais passionné et frustré dans l’intimité. Seul grand bémol de cette adaptation, la lenteur qui engourdie le spectateur. Le film reflète toutefois avec fidélité l’atmosphère amollissante du roman et c’est indéniable, la froideur de la caméra filmant les souffrances de Swann excelle, même si en comparaison, je lui ai préféré le téléfilm de 2011 de Nina Companeez qui a au moins eu le mérite d’être plus dynamique et rafraîchissant. Cette adaptation avait elle aussi malgré tout ses faiblesses et en particulier la voix nasillarde de Micha Lescot, le narrateur, qui m’avait fortement agacée. A mon sens, son timbre, ses manières précieuses et son jeu excessif, frisent souvent le ridicule et gâchent le résultat final. Une erreur de casting ?
Ces deux adaptations libres différent grandement, l’une s’attardant bien plus sur la liaison scandaleuse de Swann pour Odette, l’autre ayant principalement pour canevas les amours du narrateur avec Albertine, une héroïne que l’on croise tour à tour dans A l’ombre des jeunes filles en fleur , La prisonnière, Albertine disparue et Le temps retrouvé.
Malgré ces points noirs, ces deux versions ont toutes deux attisé un peu plus ma curiosité et m’encouragent à poursuivre la Recherche. Je les visionnerai à nouveau volontiers et vous parlerez sans-doute plus en détails de la version libre de Companeez dans les mois à venir. Voici la bande-annonce:
Pour l’heure, j’avance tout doucement dans l’œuvre et m’efforce d’en lire un passage tous les jours. Je savoure donc chaque page, chaque souvenir du narrateur comme une dégustation. Et je me régale !
Rebonjour, j’ai vu ce film à sa sortie et je garde un très bon souvenir de Delon dans le rôle de Charlus. Sinon, c’est le film de Raul Ruiz : « Le temps retrouvé » qui m’avait donné envie de me plonger dans « La Recherche ». Je l’ai fait en 2000: superbe. Bonne fin d’après-midi.
Au risque de me faire jeter de ce forum le narrateur dans la version de Nina Companeez m’a l’air très « swag »…
Missycornish, désolée de t’écrire ici mais je ne savais pas comment te joindre…
Je t’ai remis un « Versatile Blogger Award », si tu as le temps et l’envie d’y participer…
Je viens de lire ton message. Je m’excuse d’être si en retard pour répondre. Je vais y participer. Je m’en occupe cette semaine. Merci de m’avoir taggée! Bises
Merci de te prêter au jeu ! J’ai hâte de te lire !
de rien, je m’en occupe dès demain. Bises
Il est vrai qu’il vaut avoir lu Proust et qu’il serait temps que je m’y mette…. J’ai trouvé l’adaptation de Nina Companez un peu bizarre au début , les acteurs avaient tendance à sur jouer et finalement au bout du compte , je m’y suis faite , mais cela ne m’a donné envie de lire l’oeuvre pour autant . Pour une normande c’est plutôt bête .
Bel article Missy.
Je n’ai pas aimé du tout ce film qui ne rend que très superficiellement le caractère des personnages. La série de Nina Companez était plutôt moins mauvaise. Le seul film qui tire son épingle du jeu est « Le temps retrouvé » de Raul Ruiz. Et encore…Seul Visconti aurait été en mesure de s’inspirer de Proust mais y a renoncé. Il a sans doute bien fait.
J’aimerais beaucoup regarder ces adaptations !
Elle est pas mal du tout. Ce qui est déstabilisant c’est de voir un casting international mais bon, on s’y habitue!
Il a une belle distribution, pourtant. trop de films au box-office à ce même moment, sans doute…
Possible oui. C’est dommage, le réalisateur aurait voulu aussi adapter Le temps retrouvé.
Je m’étais prodigieusement ennuyée à la projection dont tu parles et j’avais apprécié celle de Nina Companeez, mais lire Proust est encore ce qu’il y a de mieux ! Je dois m’y remettre tous les ans et je procrastine !!! 😉 Très beau billet Miss ! 🙂
Merci Aspho! J’aime aussi beaucoup Nina Companeez mais l’acteur principal m’a irrité, dommage! J’ai longtemps aussi procrastiné mais c’est je crois l’une des oeuvres qu’il faut avoir lu au moins une fois dans sa vie!