« La vie humaine est une plaisanterie dont la mort est la chute » (Aleksandar Hemon)
Jean-Paul Sartre, après avoir lu pour la première fois Madame Bovary, le roman controversé de Gustave Flaubert, (un écrivain rouennais fasciné par les mœurs de sa campagne normande, d’où le sous-titre de son oeuvre Mœurs de Province parue en 1857), résuma l’histoire en ces mots : « Une œuvre basée sur le Rien ». Pourtant, l’engouement que suscita Madame Bovary fut tel qu’aujourd’hui encore, l’ouvrage est toujours considéré comme un classique incontournable de notre patrimoine littéraire français. N’utilise t-on pas l’expression devenue culte « faire du bovarysme » en référence au sentiment d’insatisfaction chronique que certaines femmes mariées éprouvent lorsqu’elles broient du noir sans raison apparente ?
En rendant visite à un fermier prospère qui s’est fracturé la jambe, Charles Bovary, médecin de campagne fraîchement veuf, fait la connaissance d’Emma Rouault, la fille de son patient. Après plusieurs visites à la demeure du convalescent, Monsieur Bovary sollicite la main de la jeune femme. Cette dernière consent avec joie. Mais très vite, Emma sombre dans la mélancolie, un malaise survenu à la suite de son mariage. Pour tromper son ennui, cette dernière se précipite dans une liaison.
Flaubert a couché sur le papier des personnages détestables et tellement médiocres qu’ils en sont affligeants. L’auteur n’hésite pas à humilier ses propres protagonistes, les affublant de noms bestiaux, à l’instar de Charles Bovary dont l’attitude et les manières rustres laissent deviner un esprit simple rappelant celui d’un vulgaire bovin. Ces figures n’ont rien d’héroïque ni de romantique. Bien au contraire, elles sont ancrées dans un univers morne dénué de toute fantaisie.
L’écrivain ne s’attache pas à des personnalités, (qui sont pour la plupart insipides, à l’exception d’Emma Bovary) mais à des types de personnes. Il est d’ailleurs intéressant de noter la combinaison improbable de ces deux individus : Charles Bovary et Emma Rouault, tous deux diamétralement opposés dans leur caractère. L’un terre-à-terre, représente le personnage du terroir de la France profonde ; l’autre rêveuse appartient à la France des mondanités. Toutefois tout deux sont des produits de la petite bourgeoisie campagnarde.
Charles Bovary, un jeune trentenaire veuf, n’a jamais brillé par ses aptitudes. Officier de santé sans ambition, il a été et est resté depuis son enfance une personne médiocre. D’abord sous la coupe d’une épouse tyrannique, étroite d’esprit et laide, il se retrouve à sa mort, une fois de plus inconsciemment pris au piège dans la toile d’Emma Rouault qui le domine et le manipule sans scrupule. Cet homme faible, pondéré mais attentionné, est un personnage pour le moins ridicule. Amoureux fou au point d’en être aveugle, il semble être né pour être cocufié : c’est le dindon de la farce.
Emma Bovary (née Rouault) est par ailleurs un personnage dense dont le tempérament changeant et abrupte laisse parfois perplexe. Son comportement de jeune diva la rend particulièrement détestable. Bien qu’elle s’évertue à donner l’image d’une parfaite ménagère, mère et épouse dévouée, elle est en vérité vaine, égoïste et frivole.
« Les comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs inattendues ».
Trop nourrie de lectures sentimentales, Emma soupire à longueur de journée et s’extasie devant des personnages fantasques et romanesques tels que le Vicomte ou le vieillard qu’elle rencontre au début du roman lors du bal organisé à Vaubyessard. Ce dernier fut, disait-on, l’un des amants de la reine. Il n’en faut pas plus à Emma pour être subjuguée par cet homme. Parmi ses lectures, Flaubert cite Paul et Virginie. Ce passage est particulièrement comique car si ce roman est indéniablement un grand classique de la littérature à l’Île-Maurice, il fut longtemps considéré par les lecteurs français comme l’un des plus mauvais livres sentimentaux de son époque. Madame Bovary s’adonne quotidiennement à des rêveries naïves et est toujours en quête d’un état nouveau. Au fond, elle n’aspire qu’à une vie passionnante. Ses manières vis-vis de son mari sont tièdes, parfois même brutales, et son insatisfaction l’a rend aigrie et violente. Flaubert n’a que faire des états d’âme de son héroïne, il n’hésite pas à la rabaisser dès que l’occasion se présente. Emma est décalée et excessive par rapport aux autres personnages. Elle se plait à utiliser un vocabulaire emphatique et romantique dont elle puise l’inspiration dans la littérature dite » féminine ».
L’auteur a entrepris ici la rédaction d’une histoire triviale dont le principal moteur est l’ennui. Cette histoire dépeint les femmes, leurs rêves anéantis, la société qui les a enterrées, leurs frustrations les plus secrètes et leurs désillusions. Platitude des conversations et lieux-communs vont donc de pair. Ainsi Flaubert dénonce-t-il le rêve qui dénature la réalité et flagelle toutes les valeurs de son époque telles que la religion (il voue un certain mépris aux bigots qu’il accuse de s’adonner à une « masturbation religieuse »), le mariage (seul moyen envisagé pour les femmes de se réaliser et qui, dans le roman, dégénère en véritable cauchemar), le commerce, l’agriculture, ou encore la banque (la question d’argent est en effet toujours au centre de l’intrigue. Emma est littéralement empoisonnée par les dettes qu’elle a accumulées, ce qui la conduit à la ruine puis au suicide).
Cette reproduction fidèle de la bourgeoisie du milieu du XIXème siècle recèle de nombreux aspects du réalisme. A la fois une œuvre pessimiste et grinçante sur la bêtise humaine et sur le vide qui occupe l’existence, elle souligne la médiocrité de personnages reclus dans des campagnes françaises pour le moins ennuyeuses. Gustave Flaubert est persifleur et porte un regard froid, presque cruel sur son héroïne en prenant un malin plaisir à décrire ses passions destructrices. D’une plume affûtée, il condamne le mouvement littéraire le romantisme encore très en vogue à cette époque, une tendance à tout enjoliver.
Le thème abordé est intemporel, il est ici question de folie romantique. Au nom de la liberté, cet attrait vertigineux dans lequel elle se précipite, Madame Bovary refuse le rationalisme. Mais il n’existe pas de fuite hors de la réalité, seulement des détours qui malheureusement s’achèvent toujours avec un retour manivelle.
Après les mensonges, les trahisons en tout genre, la manipulation, le drame mystique et la tragédie grecque, Emma, emportée par sa nature lyrique se retrouve prise au piège d’un monde brutal et réaliste. Seules ultimes issues possibles, les liaisons successives, les tromperies, enfin la mise à mort dont le principal bourreau est elle-même. Et quoi de mieux pour une femme passionnée que de mourir en héroïne en succombant d’une fin violente et éprouvante ? Une manière de marquer les esprits au fer rouge de sa disparition. Emma ne dit-elle pas à Monsieur Bovary lorsqu’elle le rencontre pour la première fois qu’elle prenait plaisir à s’évanouir lorsqu’elle était au couvent pour attirer l’attention des sœurs ?
L’ironie et la raillerie sont distillées avec force tel l’arsenic que Madame Bovary ingurgite. Oscillant subtilement entre le réalisme et le romantisme, cette aventure sordide a fait couler beaucoup d’encre et continue de fasciner par son ambiguïté car Flaubert explore les prémices de la découverte de la dépression nerveuse féminine, un symptôme toujours actuel.
Madame Bovary est une bouffonerie glaçante où le désir de liberté d’une femme pathétique, mal mariée et dépressive se heurte aux conventions sociales d’une petite bourgeoisie inculte et ridicule. Si je n’ai pas pu apprécier l’atmosphère asphyxiante du roman, le personnage d’Emma m’a toutefois fascinée. Cette oeuvre de la littérature classique française reste sans conteste la plus dérangeante. Mon avis est donc mitigé. A l’évidence, Flaubert ne portait pas les femmes dans son coeur… Je vous laisse le soin de juger par vous-mêmes.
Voici la bande-annonce de l’adaptation très fidèle de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert:
Je suis en train de le relire et je ne m’ennuie pas. Son style est exceptionnel.
Ton analyse est juste et je pense que c’est pour cela que le livre a fait scandale: aucun personnage n’est attachant, aucun n’a du remords et la bêtise sous toutes ses formes est un personnage à part entière du livre. La critique du mouvement romantique est claire (et à mon sens méritée, ce n’est pas un mouvement littéraire qui me passionne.) et je me demande si la description de ce monde paysan n’est pas un pied de nez à George Sand.
« A l’évidence, Flaubert ne portait pas les femmes dans son coeur… » Tout à fait. C’est pas tellement mieux chez Bazac ou Maupassant. Je pense que les écrivains français du 19ème siècle sont particulièrement sexistes, surtout comparés à certains de leurs contemporains anglais.
Sur le rien ? Il y est allé un peu fort, Jean-Paul.
Je l’ai lu il y a quinze ans et je n’en garde pas tellement de souvenirs, si ce n’est qu’il m’a paru extrêmement fastidieux. Plus tard, j’ai retenté Flaubert avec « L’éducation sentimentale » que je n’ai même pas réussi à terminer. Je crois que l’ennui… m’ennuie précisément.
Cela dit, il est au programme de mes lectures/relectures cette année. Je verrai ce qu’il en est avec un plus de recul et de culture littéraire.
En attendant, je salue toujours ton talent de chroniqueuse !
J’espère que « Martin Eden » te plait toujours autant au passage !
Bisouxx Missy :*
Coucou Lili! Oui il me plait toujours autant. J’ai dépassé la moitié. Merci pour ta fidélité! Flaubert n’est en effet pas l’un de mes écrivains favoris.
il faudrait que je relise ce livre lu il y a si longtemps. Et tant et tant vantent Flaubert qu’il fuat s’en détacher pour avoir son propre jugement et le tien est très clair par rapport à l’oeuvre
J’ai eu vraiment du mal a lire ce roman mais je le revois en ce moment avec un élève de seconde et je n’ai pas changé d’avis pour autant. C’est toujours un roman qui m’intrigue. Les descriptions sont réussies mais on s’ennuie ferme de bout en bout.
En cela le choix d’Isabelle Hubert au casting est parfait !!! C’est une actrice qui a l’air de s’ennuyer dans tous ses rôles , une championne du bovarysme en quelque sorte !!!!!
Je me suis toujours demandée pourquoi on choisissait un auteur aussi peu vivant en classe de seconde ….. Pas facile pour nos jeunes de cet âge de comprendre les états d’âmes d’une jeune femme un peu bête et volage ….. Qu’en pense ton élève ?
Un livre que je n’ai toujours pas découvert surtout par appréhension… Mais ta chronique me donne vraiment envie de sauter le pas!
Contente que ce billet t’encourage à lire l’oeuvre. C’est un incontournable! Il ne me reste plus qu’à sauter le pas pour me plonger dans l’Education sentimentale au programme des secondes du CNED.
Bravo pour cette remarquable critique que je partage entièrement. Le livre est dérangeant, en effet, car il ne comporte aucune tendresse pour aucun des personnages. Pas un seul ne vous émeut, mais tous vous apitoient. Est-ce vraiment ce que l’on recherche dans un roman ? On peut se poser la question. Il est évident que » Madame Bovary » est une oeuvre marquante, mais je lui préfère de beaucoup » L’initiation sentimentale » et, d’une façon générale, Flaubert n’est pas mon écrivain de référence malgré ses qualités. Je lui préfère Balzac et Proust pour tout ce qui concerne la comédie humaine.
Je suis entièrement d’accord avec vous, je préfère Proust, ces personnages sont bien plus fouillés et fascinants. En revanche, je n’ai pas encore lu Balzac mais devrais débuter sous peu Eugénie Grandet pour mes cours de soutien de français. J’aide un élève de seconde. L’occasion pour moi d’étayer un peu plus ma culture littéraire.
Quant à moi, j’ai terminé hier soir » Les jacarandas du mois de décembre ». Reine est une femme d’un dynamisme entraînant, d’une énergie incroyable, très attachante par ce goût de la vie qui la remet toujours en selle malgré les nombreuses épreuves. Beaucoup de passion l’anime, c’est une personnalité riche, un peu brouillonne parfois, sentimentale mais suffisamment forte pour tenir bon et fonder une famille solide. Théo, en époux parfait, saura équilibrer sa vie de femme en lui offrant un soutien indéfectible. Une belle histoire racontée au fil de la plume, simplement, mais qui aurait méritée d’être retravaillée. Malheureusement, Reine a dû être dans l’incapacité de le faire car, atteinte d’un cancer, elle disparaîtra dans les années 90, vers l’âge de cinquante ans. La fin est émouvante et j’ai bien aimé cette lecture qui m’a ouvert un horizon que je connaissais mal : celui de Madagascar.
Ah ! Cette Emma Bovary , incroyable que quelqu’un d’aussi peu intéressante ai pu faire couler autant d’encre . Mais Flaubert quel maître en écriture . Sa façon de décrypter l’âme de ses personnages est d’une telle finesse , que l’on en oublie qu’il n’y a pas vraiment d’histoire . Merci Missy pour ce bel article qui me replonge au temps de mes années lycée .