L’île sous la mer

Après avoir lu Les Déracinés, une œuvre magnifique et passionnante qui m’a donné l’envie furieuse de m’évader à l’autre bout du globe, Catherine Bardon ayant un talent inné de conteuse, je me suis tournée vers l’une de mes romancières fétiches, la grande Isabel Allende, afin de poursuivre encore un peu plus l’exploration de cette terre énigmatique qu’est la République dominicaine. Si cette destination fait aujourd’hui rêver les touristes en mal de vitamine D et d’escales exotiques, cette terre n’a pourtant pas toujours été aussi paisible et accueillante car l’histoire de son peuple s’est principalement bâtie sur du sang, celui d’esclaves arrachés à leur pays d’origine: la Guinée, l’île sous la mer comme la nomme avec nostalgie ceux qui ont survécu à leur déracinement. 

Fin du XVIIIème siècle, Saint Domingue. Zarité, surnommée “Tété”, est vendue à l’âge de neuf ans à Toulouse Valmorain, un aristocrate français désargenté qui se voit confié, à la mort de son père, sa plantation de cannes à sucre de prime abord peu prometteuse. La petite Tété découvre alors qu’elle grandit, la rude vie des esclaves dans les champs, tout comme leur sort funeste: maltraités, torturés et inlassablement humiliés par des maîtres implacables qui ont le droit de vie ou de mort sur leur misérable existence, ces esclaves luttent chaque jour pour leur survie. Malgré cet univers infâme et d’une brutalité bestiale, Zarité survivra grâce à son courage et à une détermination chevillée au corps, celle d’accéder un jour à sa liberté… Lorsqu’une insurrection menace la disparition de sa plantation, Valmorain, qui échappe de justesse au massacre, n’a d’autre choix que de fuir à la Nouvelle-Orléans pour reconstruire son empire. Tété l’accompagne pour le servir une fois encore… Mais le combat pour l’émancipation des noirs est loin d’être terminé… Il ne fait que commencer. Zarité sans le vouloir se retrouvera au coeur de cette débâcle et participera elle aussi à l’effondrement progressif de l’esclavage…

Voilà un grand roman foisonnant et captivant ! Cette lecture formidable m’a transportée. Isabel Allende conte avec maestria la révolte progressive du peuple haïtien. Sans oeillères, elle fait revivre une époque incroyable qui semble presque plus proche d’un rêve (voire d’un cauchemar !) que de la réalité et pourtant, cette période effroyable et glaçante de l’histoire a bel et bien existé. J’ai été particulièrement abasourdie et révoltée de découvrir les horreurs commises sur les esclaves pour le profit. On oublie souvent quelles ont été leurs conditions de vie. Ils étaient considérés avec bien moins d’égard que de vulgaires bêtes de somme ; s’ils tentaient de s’enfuir, ils pouvaient subir la colère furieuse de leurs maîtres. Ainsi  les coups de fouets, tout comme l’amputation d’un membre pour donner une leçon à l’esclave insolent et récalcitrant, étaient monnaie courante. Les viols de petites filles noires par leurs maîtres qui engendraient des bâtards ou mulâtres à tour de bras faisaient également partie du quotidien des blancs établis dans les Caraïbes. Zarité appartient à son maître qui entretient avec elle une étrange relation de dominant à dominé. Valmorain, cet aristocrate sûr de son bon droit, violent et possessif, est un personnage qu’on aime détester. Il est raciste et est convaincu d’être un propriétaire terrien juste. Il rechigne à torturer excessivement ses esclaves et laisse la sale besogne à ses gérants plus cruels. Il ne souhaite pas s’embarrasser des ces vétilles qu’il considère nécessaires bien que vulgaires… En somme,  il est difficile de lui trouver des qualités expiatoires.  

A contrario, pour son époque, on le considère comme un homme bon et généreux, un tantinet sentimental !  Valmorain abuse de Zarité dès son plus jeune âge.  Violée et battue, elle lui restera cependant fidèle jusqu’à son émancipation. 

J’ai également découvert qu’il existait à cette époque une hiérarchie de couleurs aussi importante que les classes sociales dans les Antilles. Ce classement complètement incongru et absurde a encore des répercussions sur la population actuelle dominicaine. Saint-Domingue est composée d’une population assez hétéroclite. Les Grands Blancs (qui sont les colons européens blancs) dominent la société aristocrate de l’île, les Petits Blancs représentent la classe pauvre des blancs établie dans les Caraïbes, les mulâtres issus du mélange blancs et noirs, “dégradant” pour l’époque, vivent en retrait de la population noire qu’ils méprisent. Enfin, si la majorité des haïtiens est asservie, certains sont en revanche affranchis. Les raisons de leur émancipation ne sont malheureusement pas souvent louables car un esclave peut être libéré “généreusement” par son maître s’il ne représente plus aucun intérêt de rendement… Un infirme peut ainsi rejoindre la multitude d’affranchis condamnés à la mendicité faute d’opportunité d’emploi…

Enfin, j’ai appris avec surprise qu’il existait au sein même de la société mulâtre un classement d’importance. Plus la couleur de la peau était claire et se rapprochait de celle d’un blanc, et plus les possibilités d’un avenir prometteur étaient grandes. Certains colons blancs pouvaient ainsi par le recours d’un “plaçage” entretenir une maîtresse métissée et faire des enfants avec elle. Ses derniers pouvaient être selon le bon vouloir du blanc, vendus par leurs propres pères au plus offrant en tant qu’esclaves ou, s’ils étaient chanceux, être élevés comme des mulâtres aisés dans des pensions privées, en espérant un jour pouvoir être émancipés…

Pour conclure, ce roman dense à la fois sensible et déroutant fut une lecture formidable. J’ai englouti L’île sous la mer en l’espace de quelques jours malgré l’épaisseur du livre (611 pages)! J’ai à nouveau retrouvé la plume pleine de panache d’Isabel Allende qui m’avait enchantée il y a quelques années à la lecture de Zorro et de La maison aux esprits. J’ai ainsi aimé la suivre dans les coulisses de l’Histoire et trembler pour Zarité, une héroïne profondément touchante et humaine. Son destin tortueux m’a émue jusqu’aux larmes.

Ainsi donc, la romancière nous entraîne dans un tourbillon étourdissant de rebondissements palpitants où le lecteur rencontrera une multitude de personnages fantasques et hauts en couleurs, parfois inoubliables comme Toussaint Louverture, dans un univers teinté du réalisme magique propre à la littérature latino-américaine que j’adore. Si j’ai beaucoup aimé le personnage de Zarité, la grande héroïne du roman, je garde tout de même une préférence pour Violette Boisier, une cocotte mulâtre à la peau d’albâtre qui tentera avec ses propres “petits” moyens de venir en aide à Zarité…

En bref: Une grande saga historique envoûtante et inoubliable mêlant habilement le réalisme magique latino-américain emprunt d’exotisme. Je vous invite à suivre le périple extraordinaire de Zarité et ainsi découvrir la véritable histoire de l’indépendance d’Haïti et de la Louisiane, au XVIIIe siècle. Si vous aimez vous aussi Isabel Allende, n’hésitez pas à faire un tour ici  pour lire mon billet sur La maison aux esprits !

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25 commentaires pour L’île sous la mer

  1. Merci, cela me donne très envie de découvrir cette auteure. Le sujet me passionne.

  2. Séverine dit :

    Rédiger une critique littéraire n’est pas un exercice facile mais à te lire, cela paraît aisé!! Bonne continuation sur ton blog! C’est toujours intéressant de découvrir tes nouvelles lectures 🙂

  3. cora85 dit :

    Cela fait longtemps que cette romancière me fait de l’œil…
    Bravo pour cette jolie critique !

    • missycornish dit :

      Merci! Ah tu devrais te lancer. Isabel Allende est une grande romancière. Elle a écrit vraiment de très beaux romans. Cette année, j’aimerais aussi lire L’amant japonais. Apparemment, il est très bien.

  4. Hilde dit :

    J’avais beaucoup aimé La Cité des Dieux Sauvages d’Isabel Allende. Je l’ai lu il y a 17 ans, j’y avais trouvé de la magie, de l’exotisme et de l’aventure ! Je note cette saga historique. Merci pour la découverte. 🙂

  5. Marjorie de Bazouges dit :

    Très bel article. Encore une fois envie de lire ce livre. Mais il faut que j’avance dans ma Pal.😉

  6. rachel dit :

    Oh oui toute une grande dame, cette chilienne….et tout un livre..mais j’avoue que je fuis les histoires d’esclavagisme….c’est beaucoup trop…;)

    • missycornish dit :

      Ah mince Rachel, je comprends c’est assez sombre et étouffant. Je te conseille alors La maison aux esprits, l’un de mes romans favoris.

      • rachel dit :

        Oui j’avais deja lu son pays reinvente…..j’ai failli ne pas debarquer au Chili a cause d’elle lol….elle est quand meme geniale….

        • missycornish dit :

          Ahaha c’est vrai qu’elle n’y va pas avec le dos de la cuillère. Le roman la maison aux esprits m’avait fasciné autant qu’il m’avait terrifié. Je trouve qu’il y a toujours une espèce de violence sous jacente inquiétante. Tu sens que la culture latino-américaine est ancrée dans un monde brutal.

  7. La Gueuse dit :

    Contente de voir que ce récit t’a finalement emportée. Il me donne aussi envie, Nous pourrions faire une échange de livres !

    • missycornish dit :

      Bonjour La Gueuse ! Avec plaisir, je passerai te voir quand tu seras libre (aujourd’hui ou demain) et on s’échangera des romans. Je suis en train de lire L’oeil du léopard, j’étais sceptique au début et en fait c’est pas mal du tout.

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