« C’était une guerre de vieux, pour des raisons qui avaient exalté les vieux, qui ne touchaient pas les jeunes qui la faisaient pour les vieux » (Aragon en 1943).
L’œuvre de fiction Les Voyageurs de l’Impériale d’Aragon parue entre 1936 et 1939 appartient au cycle romanesque du Monde réel. Ce troisième volume se dévide sur un quart de siècle, débutant sa diégèse au tournant du XXème siècle pour s’achever à l’aube de la Première Guerre Mondiale. Le roman est donc ancré dans la période que l’on nommera après 1918, la Belle-Epoque. Les Voyageurs de l’Impériale entrelacent le récit fictionnel et l’Histoire, c’est pourquoi cet ouvrage est considéré comme réaliste. Aragon fut l’un des précurseurs de ce mouvement littéraire. A la manière de Flaubert qui lorsqu’il écrivit son chef-d’œuvre Madame Bovary, fut sans le savoir l’un des premiers pionniers de cette nouvelle ère, (ce mouvement qui balayera bien plus tard au XIXème et XXème siècle le Romantisme), Aragon désire privilégier la représentation exacte, non idéalisée de la réalité humaine et sociale pour s’attarder donc sur des traits de personnalités banals.
(Exposition universelle à Paris en 1851)
L’histoire débute à l’ouverture de l’exposition universelle de 1889 à Paris, célébrant le centenaire de la Révolution française et l’érection de la tour Eiffel, le futur emblème de la nation française. Cette exposition exhibait des spécimens humains de races diverses. Le XIXème siècle fut en effet considéré comme l’époque du « racisme scientifique » dont les principaux buts étaient de reproduire le monde à la manière d’un microcosme et de montrer la puissance coloniale française à l’étranger (la Vénus hottentote, symbole de la femme sauvage, exhibée dans sa nudité pour assouvir la curiosité malsaine de la foule française en est le parfait exemple).
(Indiens d’Amérique à l’exposition universelle de Paris, en 1889)
Résumé: Pierre Mercardier aime la bourse, a un faible pour le jeu et prône l’individualisme. Étant pourtant un pur produit de la petite bourgeoisie, il suffoque dans cette société française du XIXème siècle trop corsetée et étriquée, où les rêves d’évasions sont vites avortés sous le poids des conventions. Mariée à Paulette, une épouse étroite d’esprit et frivole, Pierre Mercardier réalise l’inutilité de son existence, celle d’un professeur d’Histoire-Géographie embourbé malgré lui, dans le marasme de la médiocrité. Dans l’espoir fou de pouvoir enfin réaliser ses rêves de grandeur, il quitte femme et enfants. Mais les illusions de jeunesse n’ont qu’un temps et finissent inévitablement par se heurter à la réalité implacable de la vie. Cet « individualiste forcené » ne connaîtra finalement que misère et désespoir. Le prix de la liberté est cher, la solitude le gagne et il retournera à Paris après plusieurs années d’exil. A son retour le monde aura basculé, de l’autre côté des choses, la rumeur d’une guerre effroyable gronde et son époque déjà fragile, est sur le point de subir de nouveaux grands bouleversements. Pourra t-il survivre à ces changements irrévocables ?
Mercardier semble être au centre de l’histoire, toutefois autour de lui gravite nombre d’autres protagonistes tout aussi importants, tels que son fils Pascal. Dans la première partie du roman, le lecteur ne peut que prendre Pierre Mercardier en affection et s’identifier à lui. Comment ne pas plaindre cet homme mal marié à Paulette, une femme, certes jolie, mais aussi à la fois coquette, dépensière et écervelée ? Il est difficile de ne pas ressentir un certain mépris pour ce personnage féminin fortement antipathique, tout comme pour sa mère, Marie d’Ambérieux, une véritable sangsue, effritant peu à peu les liens déjà fragiles de ce mariage bâtie sur les soucis pécuniaires.
Face aux espoirs déçus de Pierre et à la frustration morales dans laquelle il s’enferre un peu plus chaque jour, le lecteur ne peut qu’espérer un dénouement heureux pour ce personnage principal, le héros supposé des Voyageurs de l’Impériale. Cependant, lorsque Pierre rencontre pour la première fois Blanche Pailleron, une femme mûre d’une grande beauté, son attitude, ainsi que sa personnalité se modifient à son contact. Elle semble dès lors, le catalyseur de la métamorphose psychologique et radicale de Pierre, tout comme celui du changement de destin qui va s’opérer à la suite de leur rupture. Le narrateur révélera au lecteur, un caractère de plus en plus double chez Mercardier. Il semble que la personnalité dissimulée en filigrane sous son attitude posée et réfléchie ait pris finalement le dessus comme si ce dernier venait de basculer d’un autre côté.
A son retour en France, après un long exil à l’étranger (Venise, Monte-Carlo puis l’Egypte), Mercardier a déjà moins l’étoffe d’un héros. Il terminera finalement ses vieux jours dans les bras de la misérable Dora, qui malgré la dépravation de son corps conservera jusqu’au bout une pureté d’âme admirable. Cette épave humaine, une maquerelle fanée n’est pas sans rappeler la malheureuse Bouboulina, vieille maîtresse de Zorba du roman de Nikos Kazantsakis. Pierre Mercardier retournera en France, plus misérable que jamais, sous l’aspect d’un vagabond désargenté. Incapable d’avoir fait fructifier l’apport de son héritage, le voilà rendu à vivre aux crochets de ses amis. Pascal, son fils, tout comme Aurélien du roman éponyme d’Aragon survivra au conflit mondial alors que Pierre Mercardier décèdera à la veille de la Première Guerre Mondiale. Le protagoniste principal ne survivra pas à son siècle, il ne fera que l’effleurer et préférera la fuite plutôt que l’affrontement. Enfin, il sombrera dans la déchéance. Ce bourgeois désenchanté refusera de prendre part à la politique, un sujet qu’il abhorre et auquel il ne s’intéressera que tardivement, lorsqu’il sera sur son lit de mort. On notera l’ironie d’Aragon distillée dans la seconde partie de l’histoire. Lorsque Pierre Mercardier sera victime d’une attaque cérébrale qui le privera définitivement de la parole, son élocution endommagée, le seul mot qu’il sera encore capable de répéter inlassablement sera pourtant celui qu’il exécrait, le terme de « Politique ». Cette fin peut-elle être celle d’un grand héros ?
Si Pierre Mercardier demeurera un pleutre et un égoïste jusqu’au bout, Pascal en revanche fera preuve d’un certain courage face à la réalité de la vie. Afin d’épargner à son fils l’horreur de la guerre, il prendra les armes et s’engouffrera dans les tranchées en pensant à son Père et à cet abandon douloureux que ce dernier lui a fait subir. Bien que Pierre Mercardier soit le vrai « héros » du roman puisqu’il est le personnage principal des Voyageurs de l’Impériale, il ne possède en rien les qualités propres au héros telles que le lecteur l’envisage sûrement. Il n’a rien d’exceptionnel. Sa seule aventure sera son évasion intellectuelle en Italie et en Egypte qui se révèlera être finalement une piètre équipée. On remarquera qu’un héros ne peut être individualiste ni commun (Aragon fut à la différence de son personnage un communiste très engagé). Pierre Mercardier mènera l’existence d’un homme médiocre. Serait-ce là une proposition alternative au personnage féminin de Flaubert, Emma Bovary ? Jadis un grand rêveur, Mercardier deviendra un vulgaire vieillard décati à l’aspect végétatif, qui succombera de manière grotesque à la suite d’une attaque cérébrale impitoyable.
Opinion: Certes le roman peut s’avérer complexe par certains aspects et en particulier du fait de ces nombreuses références au contexte historique de l’époque (Aragon évoque notamment l’affaire Dreyfus, la montée de l’Antisémitisme et le scandale du Panamá), toutefois, cette œuvre n’a rien de rédhibitoire pour qui se donne la peine de la lire avec curiosité. Il est vrai que l’histoire est dense et les personnages foisonnent mais je me suis tout de suite imprégnée de cette atmosphère poussiéreuse et précieuse de fin de siècle qui me rappelle une fois de plus le téléfilm de Nina Companeez, les Dames de la côte (à découvrir impérativement pour ceux qui ne l’ont pas encore visionné !). De plus, j’aime particulièrement le style poétique et vieillot d’Aragon et la Belle-Epoque reste à mon sens une période fascinante, sans-doute l’une de mes préférées.
Cette œuvre remarquable m’encourage d’autant plus à poursuivre la lecture de Proust et à continuer l’exploration littéraire du cycle du Monde réel d’Aragon. Je suis d’ailleurs actuellement en train de lire Aurélien que j’ai délaissé momentanément pour pouvoir me plonger dans la couleur des sentiments. J’ai trouvé également la préface au roman très intéressante car elle m’a permis de mieux cerner l’esprit tortueux et contradictoire de Pierre Mercardier, le protagoniste principal. Le romancier explique ses origines familiales pour le moins atypiques. Afin de préserver l’honneur et les apparences de son milieu, son entourage lui aurait dissimulé durant de nombreuses années l’identité de ses vrais géniteurs. En effet, l’auteur a vécu un véritable « roman familial psychologique ». Il aurait été élevé par sa grand-mère qui lui aurait fait croire jusqu’à sa mort qu’elle était sa mère adoptive alors que sa vraie mère n’était autre que sa prétendue sœur aînée. L’auteur aurait d’ailleurs, pour forger le personnage de Pierre Mercardier, puisé son inspiration créatrice dans l’histoire invraisemblable de son grand-père maternel qui aurait aussi quitté sa famille sur un coup de tête pour refaire surface après une longue absence.
A lire également: Zorba et Madame Bovary.
Beau billet il me donne envie de découvrir Aragon que je n’ai jamais lu
Merci Bianca! C’est un bon livre, je viens à peine de commencer Aurélien. J’espère que ce sera aussi bien.