La première fois que j’ai vu l’adaptation de Jean-Luc Godard, Le Mépris je n’ai rien compris. Tous ces arrêts sur images sur les courbes affolantes de la blonde sulfureuse B.B, ces monologues abstraits sans fin, non franchement, c’était à n’y rien comprendre. Le film me parut au premier abord d’une lenteur et d’une mollesse épouvantables. Toutefois, j’y trouvais une certaine beauté lyrique, un certain désespoir romantique dans la musique tout comme dans les paysages italiens. Mais de quoi pouvait bien parler ce film, difficile de l’expliquer. D’amour déçu, d’adultère ? Qu’en savais-je vraiment ? Ce n’est qu’en lisant le roman d’Alberto Moravia, que j’eus enfin la clé pour saisir toute la portée de cette œuvre culte. Et quelle ne fut pas ma surprise quand en visionnant le film une seconde fois je fus happée par ce récit intimiste. Oui, je dois l’admettre cette espèce d’ovni cinématographique m’a remué les tripes. C’est ça le Mépris : ou on l’adore ou on le déteste. Moi, j’ai plongé la tête la première dans cette tragédie moderne pour en ressortir sonnée.
Paru en 1954 sous forme de mémoires autobiographiques, ce « drame de boudoir » comme Moravia aimait l’appeler lui-même relate une histoire éculée, vieille comme le monde : le naufrage d’un couple. Riccardo, un écrivain déchu sans ambitions artistiques accepte un emploi de scénariste pour adapter l’Odyssée d’Homère. Son producteur lui propose de se rendre sur les lieux du futur tournage, à Capri. Tout semble parfait mais voilà, pour une raison inconnue cette nouvelle sonne le glas de son entente conjugale. Emilia, son épouse jadis dévouée change d’attitude envers lui. Ce n’est pas de la haine, non, qu’elle ressent pour lui, mais du mépris, un mépris sournois qui s’est immiscé dans sa vie sans crier gare, sans qu’il ne puisse l’expliquer. C’est ainsi que tout a commencé… ou que tout s’est terminé.
En voyant ces personnages « clichés » en apparence, dignes des vieux « romans photos » des années 50 s’embourber, je laissai mon imagination et mon esprit critique vagabonder pour me mener à toutes sortes d’interprétations toutes plus biscornues les unes que les autres. Je m’interrogeai. Pourquoi la tendresse d’Emilia s’était-elle estompée ? Quel était donc le mystérieux motif de son mépris envers son mari ? Le ton conventionnel qu’elle utilisait pour lui parler tout en évitant soigneusement de croiser son regard me troublait. Car le mépris est un sentiment bien pire que la haine que l’on voue à un ennemi, derrière son appellation froide se cache une définition cruelle. On dit de quelqu’un qu’on méprise qu’il est indigne d’estime. « Je te méprise » répond Emilia lorsque son époux lui demande pourquoi elle boude. Les mots résonnent comme une claque. Est-ce un mot, un geste qui l’a confortée dans son opinion ou est-ce une succession d’événements qui l’a mené à ressentir cette indifférence pour lui ? Je tentais de voir à travers les yeux d’Emilia. Et ce que je vis me fendis le cœur. Je vis un homme perdre de sa splendeur en n’étant plus que l’ombre de quelqu’un d’autre. Un mari dont les rêves avortés ont entraîné indirectement l’anéantissement d’un grand amour, son propre grand amour.
Riccardo a sacrifié ses ambitions théâtrales pour le profit en acceptant un scénario qu’au fond il détestait. Pis encore, il a dissimulé son échec professionnel et notamment son incapacité créatrice derrière des prétendues concessions. Il s’est donné l’illusion de rechercher un confort matérialiste, l’argent, pour contourner le vrai problème : lui et sa crise identitaire. Au-delà du mépris de l’individu, Emilia méprise inconsciemment la société qui l’emploie. Au nom de l’argent facile et d’Hollywood, cette machine qui réduit le 7ème art à un vulgaire « business », Riccardo a vendu son âme au diable et ce diable c’est le producteur Battista. Cet idiot s’est conduit comme un faible, incapable de subvenir à ses propres besoins. Riccardo voyage aux frais de la princesse, même la villa somptueuse de Capri, la belle utopie ! Ce coin paradisiaque de paix et de bonheur illusoires appartient au producteur. Alors tout se vend et s’achète donc, même mon amour ? Voilà sûrement ce que s’est dit Emilia. Elle n’a pas changé d’un trait, elle est restée la même petite ménagère bourgeoise, la dactylographe inculte, éduquée dans l’image et la superficialité (comme la dépeint son époux) pour qui son cœur a chaviré. Lui en revanche n’a plus les mêmes valeurs ni les mêmes idéaux. Euréka ! Voilà la raison première de son dédain ! Mais c’est sans compter sur l’intelligence de Moravia qui aime brouiller les pistes en étoffant son récit d’événements de prime abord inutiles. Emilia est une femme absolue, dans le film sous les traits de Camille Laval (Brigitte Bardot) elle interroge son mari : « Tu m’aimes totalement ? » Puis un peu plus tard : « moi aussi, répond-elle tristement, je t’aime tragiquement ». Ce dialogue en lui-même résume toute la personnalité d’Emilia, c’est une femme pleine de candeur, certes, mais une beauté fatale qui ne peut se contenter de demi- mesure et donc d’un demi-homme. C’est un dieu qu’elle souhaite, rien de plus, rien de moins et parce qu’elle représente la femme, parce qu’elle est belle, elle peut se permettre d’agir en diva et de vouloir l’amour absolu.
Je repensais alors à tous ces petits riens qui font tant de choses. En la laissant monter dans l’alpha-Roméo de Battista, seule, Riccardo l’a négligée. Il a bien joué avec le feu, il était trop sûr de la fidélité inébranlable d’Emilia. Cette dernière a cru savoir la raison de son aversion envers lui. Son mari l’aurait-il laissée entre les mains du producteur en vu d’obtenir une augmentation ? Etait-ce vraiment un puéril malentendu comme il l’affirme ? Pas si sûr, car lorsque le producteur embrasse Emilia et qu’il ne bronche pas, ne fait aucun esclandre, c’est aux yeux-mêmes des lecteurs qu’il devient méprisable. J’eus honte à cet instant précis pour l’héroïne. Et de voir encore Riccardo, penaud, regarder à la dérobée sa femme sur la plage pour l’apercevoir dans sa nudité, me rendit le personnage d’autant plus antipathique. Quel intellectuel paresseux et résigné ! Si passif qu’il n’a même pas le cran de saisir sa femme par le bras et de la soustraire à l’emprise de Battista.
Alberto Moravia était bien un fin connaisseur de l’esprit souvent tortueux et contradictoire de la femme. A travers cette analyse freudienne de son subconscient, le narrateur a réalisé son deuil, la perte de son amour pour Emilia. Ce drame social déchirant est brillant et nous plonge dans notre propre vie. Si l’histoire est surtout focalisée sur l’incompatibilité conjugale et masque la panne créatrice d’un artiste sans talent, l’auteur nous invite à méditer sur cette morale : rien n’est jamais acquis, encore moins l’amour. A lire donc pour comprendre.
Et pour clore cette chronique voici une chanson de 1965 interprétée par Hervé Vilard :
Qu’est – ce que ce film m’a ennuyée !!!! J’ai moi – même un peu de mal avec le jeu de BB, cette voix minaudière…
Ce n’est pas une grande actrice et le fim était un peu raté. Je m’attendais à mieux, j’ai par contre beaucoup aimé le roman de Moravia très bien écrit.
Comme vous, je n’avais rien compris au film de Godard vu au moment de sa sortie et où je trouvais Bardot, comme à son habitude, exécrable. J’ai saisi le sens de cette histoire en allant à la source : le roman de Moravia. Bravo pour cette brillante critique, très juste et absolument comme je l’ai moi-même ressentie. J’ai un peu de mal avec votre nouveau blog où les images n’apparaissent pas et où on me demande sans cesse si je veux continuer. D’accord pour se voir entre Noël et le Nouvel an. Cela me fera très plaisir. Bonne journée et bonne continuation.
Bonjour Armelle, vous dites que les images ne sont pas visibles? C’est étrange, il doit y avoir un problème. Je suis en train de jeter un oeil au blog et je vois les images. C’est peut-être un problème de connexion. Ah! C’est compliqué ces sites internet!
Bardot n’est vraiment pas une grande actrice, pourtant qu’est-ce qu’elle était belle. Je pense qu’elle ne comprenait pas son propre personnage et Godard, maintenant que je revois son film je me dis qu’il a un peu massacré le roman. En revanche, le livre de Moravia m’avait beaucoup plu, je le relirai sans- doute cette année car il m’a fait beaucoup réfléchir.