Ce récit historique a été récompensé par de nombreux prix dont celui des Libraires et celui des Deux-Magots. Contrairement à ce que pourrait laisser croire son titre, cette histoire n’a rien de glorieuse, elle relate les mémoires fictives d’un officier français, l’un de ceux que l’on surnomma plus tard « les gueules cassées », des soldats défigurés au combat par des éclats d’obus allemands durant la période de 1914.
C’est lors d’une récente sortie scolaire en Belgique où j’accompagnais des élèves de cinquième sur les anciens champs de batailles de la Première Guerre Mondiale, que j’ai dégoté au détour d’une boutique souvenir d’un musée de guerre, ce livre poignant. Je savais qu’il y avait un film du même nom car j’avais visionné la bande-annonce très sobre, mais je ne connaissais pas le roman dont il était inspiré. Ma curiosité aux aguets, je me suis plongée dans cette lecture passionnante dès son achat. D’autant plus qu’éreintée par le voyage qui me paraissait interminable (plus de douze heures de route avec des enfants bruyants et infatigables !) j’avais décidé de déserter en douce les champs de batailles et ses milliers de tombes sans noms, immaculées de blanc et alignées selon une rigueur très militaire ; tout comme notre guide trop bavarde à mon goût, pour regagner le bus et me réfugier à l’intérieur, seule, tranquille et bien au chaud. Un vent glacial nous fouettait le visage depuis deux jours et la vue d’un ciel à l’aspect gris métallique annonçant l’arrivée de nouvelles averses ne m’encourageait guère à me lancer dans la recherche de lugubres tranchées sur des chemins boueux… Mes inquiétudes se confirmèrent d’ailleurs puisqu’en quelques minutes les élèves furent assaillis par de puissantes trombes d’eau qui les laissèrent grelottants et trempés jusqu’aux os. L’atmosphère morne était donc propice pour lire la chambre des officiers.
En bonne autodidacte que je suis, j’ai toujours préféré apprendre l’Histoire en laissant courir mon imagination par la lecture, à l’abri des intempéries, plutôt que d’affronter un terrain de gadouille, associé généralement à un froid mordant… (Je ne me rappelle pas avoir déjà visité des monuments historiques relatifs à la Première et la Seconde Guerre Mondiale sous un soleil de plomb, et vous ?).
France 1914.
Adrien, jeune officier français a tout pour lui, du charme, de l’intelligence et un avenir prometteur dans l’ingénierie. Seulement voilà, sa vie bascule lorsqu’il est touché par un éclat d’obus allemand qui le défigure dès sa première mission. Il ne verra pas la peur dans les yeux de ses ennemis puisqu’il ne sera plus jamais en mesure de les affronter face à face. Sa mission s’arrête là, on l’envoie inconscient, en convalescence au Val-de-Grâce, un institut reclus où les miroirs sont bannis des pièces pour ne pas effrayer des patients déjà fragiles, qui y verraient leur propre image abominable et difforme se refléter. Dans sa chambre solitaire, incapable de parler depuis qu’il a perdu l’usage de sa mâchoire, défoncée par l’éclat d’obus, Adrien se remémore les instants heureux qu’il avait passé peu de temps avant son accident, et en particulier sa passion brève et intense pour la jolie Clémence, une jeune femme qu’il avait rencontré dans une gare de province avant de s’engouffrer dans un train pour rejoindre son régiment. Si leur chemin se recroisait une fois encore, Clémence le reconnaîtrait-elle ? Serait-elle épouvantée devant son apparence, elle qui aimait tant sa belle gueule d’ange ? Et surtout, pourrait-elle encore vraiment l’aimer ?
L’histoire de ces débris humains sortis du néant et tentant désespérément de refaire surface dans la société m’a profondément émue. Parmi ces « gueules cassées », des centaines d’hommes mutilés, peu d’entre eux survivront, beaucoup succomberont de leurs blessures, d’autres préféreront se donner la mort plutôt que d’affronter le regard des autres. Pour ne pas saper le moral des troupes et par propagande, ces soldats étaient cachés dans des hôpitaux de campagne loin des populations. Peu de gens à l’époque avait vraiment conscience des dégâts que la guerre avait causés sur les soldats survivants. On ne peut pas être indifférent devant le chagrin écrasant de ces personnages aux destins brisés. Les descriptions très chirurgicales et bien documentées de l’auteur sont parfois très dures.
« -Voyons voir. Destruction maxillo-faciale. Notez mon vieux ! Béance totale des parties situées du menton jusqu’à la moitié du nez, avec destruction totale du maxillaire supérieur et du palais, décloisonnant l’espace entre la bouche et les sinus. Destruction partielle de la langue. Apparition des organes de l’arrière-gorge qui ne sont plus protégés. Infection généralisée des tissus meurtris par apparition de pus. »
A noter que la science, et en particulier la chirurgie spécialisée en reconstruction faciale a fait un bond considérable après la Première Guerre Mondiale, d’une certaine façon, grâce à ces types de blessés qui ont souvent servis de cobayes pour expérimenter de nouvelles techniques chirurgicales. Le seul souvenir de ces scènes particulièrement vives me fait frémir. Marc Dugain ne se cantonne pas à de fugaces descriptions, non, il s’y attarde, et nous les fait revivre.
« Lorsqu’enfin j’atteins mon but, je me penche sur l’un des deux nouveaux arrivants. Mon compagnon de chambre gît sur le dos, un petit crucifix dans la main droite, serré contre sa poitrine. Sa face est à l’air libre, sans aucun bandage. Un obus, certainement, lui a enlevé le menton. La mâchoire a cédé comme une digue, sous l’effet d’un raz de marrée. Sa pommette gauche est enfoncée et la cavité de son œil est comme un nid d’oiseau pillé. Il respire doucement… »
Le thème du roman est donc dur, cependant il garde tout de même vers la fin une note d’espoir. Ainsi, si la Seconde Guerre Mondiale se profile déjà à l’horizon, tout n’est pourtant pas totalement perdu, certains pourront reconstruire une nouvelle vie, se marier et avoir des enfants… J’ai beaucoup aimé ce roman magnifique et percutant sur les souffrances humaines, l’histoire m’a bouleversée.
En recherchant une interview de Marc Dugain, je suis tombée sur des documentaires illustrant les blessures de guerre des « gueules cassées ». J’ai choisi de ne pas les visionner car je trouve scandaleux que des vidéos d’anciennes pellicules de films soit mises en ligne et mettent à nu la souffrance de ces hommes en exposant leurs visages mutilés et difformes, comme on le ferait de bêtes de foire. A défaut de préserver la mémoire, cela ne fait, à mon sens, qu’encourager un certain voyeurisme malsain. Pour ma part, je passe mon tour, la lecture de ce livre m’a suffi amplement. A l’évidence, même aujourd’hui nous ne mesurerons jamais l’ampleur des dégâts qu’a causée cette guerre effroyable sur ces hommes.
Un dernier mot sur l’auteur : Marc Dugain est né au Sénégal et a suivi un parcours professionnel très original. Avant de devenir écrivain, il a été chef-d’entreprise durant de nombreuses années. Ces romans ont une particularité intéressante, ils relatent tous des faits historiques dérangeants dont on parle peu. Pour son premier roman, l’idée d’écrire un récit autobiographique fictif lui est venue en côtoyant son grand-père, un vétéran de la Première Guerre Mondiale.
L’image que je retiendrai : la rencontre avec la mystérieuse « femme fantôme » à la voix douce dans les couloirs du Val-de-Grâce…