Lorsque Victor Hugo s’attèle à la rédaction d’Han d’Islande en 1821, le jeune homme n’a encore qu’une vingtaine années. Il est alors follement épris de la belle Adèle Foucher, une amie d’enfance avec qui il entretiendra une correspondance assidue et secrète. A la grande déception de la mère d’Hugo qui voit cette alliance d’un mauvais œil, cet échange épistolaire se clôturera pourtant par le mariage des deux jeunes amants en 1822 et par la publication l’année suivante de sa première œuvre romanesque finalisée, Han d’Islande, évoquant leur amour contrarié. Il semble qu’Adèle restera longtemps l’une des principales muses de ses écrits et ait inspirée la figure virginale d’Ethel, cette ravissante captive pour qui bat le cœur d’Ordener dans ce roman.
Si Hugo a déjà fait ses preuves dans le monde des lettres grâce à ses célèbres poèmes, rassemblés plus tard en recueils (Les contemplations), sa carrière romanesque ne sera véritablement amorcée qu’à la suite de cette première parution en prose. Dès lors, Hugo à l’ambition démesurée (on se rappelle cette phrase sans appel devenue légendaire qu’il avait écrite dans son cahier d’écolier « Je veux être Chateaubriand ou rien ! ») et déjà en rupture avec le classicisme, deviendra également un politicien et intellectuel engagé par la suite. Il n’hésitera pas à défendre ses idéaux, munie de sa principale arme, sa plume affûtée qu’il utilisera avec détermination et ferveur. Les thèmes chers à l’auteur, entre autres la misère (davantage exploités dans les Misérables) à travers le soulèvement des montagnards norvégiens, mais aussi la monstruosité, que l’ont retrouvera dans ses chefs-d’œuvre futurs (Notre-Dame de Paris et l’Homme qui rit notamment), ont un rôle primordial dans ce roman historique. On dit d’un individu monstrueux qu’il est caractérisé par une difformité, qu’il est contre nature ou qu’il commet des actes abominables.
Cette définition de la monstruosité réside de prime à bord dans le personnage haut en couleur du terrible Han d’Islande, figure grotesque et mythique du roman, mais est également perçue de manière plus subtile à travers le tempérament inflexible du bourreau Nychol Orugyx, un être dit civilisé mais pourtant tout aussi inquiétant, car s’il représente la loi, il est toutefois dénué de scrupule et ne montre aucune compassion envers ses victimes.
Bien que Han d’Islande prête son nom au titre de ce roman historique, il n’est curieusement pas le principal protagoniste. Ce dernier reste bien au cœur de l’intrigue mais la narration, elle, suit avant tout les péripéties d’Ordener Guldenlew.
Rien d’étonnant à ce que Victor Hugo ait choisi de situer son intrigue en Norvège (et non en Islande comme le titre le laisserait supposer). En effet, ce paysage froid et mystérieux confine à la légende et reste un cadre idéal pour illustrer ses idées. Han est donc représentatif du folklore scandinave (regroupant la Finlande, la Suède, la Norvège, l’Islande, les îles Féroé et le Danemark). Il incarne le paganisme et est tout comme le Dieu Odin issu des croyances populaires, adepte de la chasse. Sa réputation est d’ailleurs, dans le roman, principalement encensée par la population qui nourrie la légende en lui donnant diverses appellations tels que « démons » ou « diables ». Ce curieux personnage vit reclus dans une grotte qui lui sert de tanière avec pour seule compagnie un ours apprivoisé.
L’ours prénommé « Friend », son compagnon d’infortune, représente sa force animale. Cette bête dominée le craint et se contente toujours des restes de viande que lui tend négligemment Han. Malgré sa réticence à dévorer une proie morte, l’ours ne se mesure jamais au barbare qu’il considère comme son maître :
« -Hôla ! Friend, ajouta-il en se tournant vers l’ours ; hôla lève-toi !
L’animal se dressa sur-le-champ (…) Tiens, ami Friend, achève ton festin commencé. » (p280-281).
A l’exception du brave Ordener, aucun habitant de la province de Drontheim ne souhaite s’aventurer dans la forêt sinistre qui l’abrite, de peur de croiser cet individu que l’on dit mi-homme mi- bête et qui s’abreuve du sang de ses victimes. On notera que sa véritable identité (on le dit natif de Kplipstadur, descendant d’un chef viking) tout comme ses origines demeurent toujours nimbés de mystère comme pour renforcer un peu plus son caractère irréel presque surnaturel. Ce monstre sanguinaire l’a bien compris, c’est pourquoi il n’hésite pas à se grimer pour se mêler à la population autochtone et pour pouvoir mieux berner son entourage. Il est donc avant tout fourbe et rusée. Seuls ses ongles jaunis et difformes trahissent sa nature sauvage. Ainsi, il semble que personne ne puisse décrire le portrait véritable de cet infâme guerrier. Grâce à ce subterfuge, il entretient son propre mythe. Dans l’histoire, Ordener s’attend à affronter un géant à la force surhumaine et à la stature colossale, or, il est bien étonné de découvrir la véritable apparence du « monstre ». Han d’Islande n’est en fait qu’un homme à la carrure plutôt moyenne. Trapu et barbu, il est toujours recouvert de peaux de bêtes ce qui lui donne cet aspect inquiétant.
Toutefois, il ne faut pas se fier à l’image grotesque et stéréotypée du petit homme des cavernes que nous dépeint Victor Hugo, car il reste, malgré sa taille modeste un guerrier farouche qui ne craint ni ses ennemis ni la foudre divine. Si Han d’Islande s’entête à déclarer qu’il ne tue que par soif de sang, il le fait pourtant aussi par soif de vengeance. Lorsque son fils soldat, né d’un rapt, décède subitement, Han se lance dans une guerre sans merci contre l’ensemble de l’armée de Munkholm. On remarquera que son manque d’honneur témoigne aussi de cette nature primitive qui le caractérise. Ne dépècera t-il pas la dépouille de Frédéric, cet officier bellâtre venu se jeter dans la gueule du loup, pour la donner à son ours comme il le ferait d’une vulgaire charogne ? :
« Il jeta vers la porte triangulaire ce qu’il avait détaché de l’objet à ses pieds. L’ours se précipita sur cette proie si avidement que le coup d’œil le plus rapide n’eût pu distinguer si ce lambeau n’avait pas en effet la forme d’un bras humain » (P281).
Han décapitera également le cadavre de son propre enfant pour faire de son crâne une coupe qu’il gardera attachée à son ceinturon tel un talisman païen, sellant ainsi un pacte avec le Diable.
Si Han d’Islande est l’incarnation du mal, le stéréotype du méchant (pourquoi déteste t-il tant l’humanité, est-ce à cause de son apparence hideuse ?) son caractère irréel fait pâle figure face à celui du bourreau Nychol Orugyx qui lui, est ancré dans une réalité bien plus effroyable.
Il est vrai que cette scène effroyable où Orugyx exécute hâtivement son propre frère est bien plus choquante que lorsque l’écrivain décrit en détails les massacres sanguinolents d’Han d’Islande. En effet, la torture n’est pas seulement physique, elle est aussi psychologique. Mourir sur l’instant même, dans le feu de l’action et sur un champ de bataille semble aux yeux du lecteur moins épouvantable qu’une agonie programmée, car c’est bien l’attente, la vision du gibet de potence qui glace le sang. Le misérable n’a pas d’échappatoire. Lorsque le secrétaire Turiaf se prosterne à genoux devant son frère impitoyable, malgré son caractère turpide, le lecteur ne peut que le prendre en pitié. Ce chapitre est incontestablement le plus déplaisant du roman.
Comment ne pas voir dans cet extrait l’esquive du Dernier jour d’un condamné, véritable réquisitoire politique pour l’abolition de la peine de mort et publié en 1829, soit huit ans après la parution d’Han d’Islande ?
La monstruosité est donc ici avant tout dépeinte via les actions immorales d’Orugyx. Ce dernier rappelle étrangement une autre personnalité inflexible que l’on retrouvera plus tard dans l’un des chefs-d’œuvre de Victor Hugo : celle de Javert, l’inspecteur de police des Misérables dont l’entêtement finira par causer sa propre perte (voyant son univers s’effondrer, l’homme de loi sombrera dans la folie et mettra fin à ses jours). La scène pathétique où Turiaf supplie son frère de l’épargner évoque ce passage douloureux où Jean Valejean demande grâce à Javert avant que celui-ci ne veuille l’emprisonner. Certes, la punition d’Orugyx sera moins cruelle que celle de Javert. L’homme ayant déjà été relayé au vulgaire rang de « bourreau de province » alors qu’il aspirait à gravir les échelons en devenant l’exécuteur attitré du royaume, sera finalement destitué de ses fonctions par le chancelier de la province.
Ainsi, Orugyx et Javert sont tout deux les figures emblématiques de la loi, dont Victor Hugo dénonce la monstrueuse rigidité. Si le bourreau travaille pour gagner sa pitance et semble parfois amical (le géant a un humour pince-sans-rire fort déplaisant), n’invitera t-il pas à sa table, le vaillant Ordener et son acolyte Spiagudry pour partager son souper avec lui ? Il reste pourtant un homme monstrueux dénué de toute pitié. En effet, si Orugyx pense aussi à son frère en terme chaleureux, il n’hésitera pourtant pas à lui passer la corde au cou ! (on me pardonnera cette remarque de mauvais goût).
Si le thème de la monstruosité est au cœur du roman, elle n’est cependant qu’un outil d’écriture manié avec finesse par l’auteur et dont le but principal est avant tout de transmettre ses idées encore floues et fragiles sur la condition humaine. Ces idées seront par la suite peaufinées donnant naissance à un surprenant manifeste en 1829, le Dernier Jour d’un condamné, une critique virulente contre la peine de mort.
Malgré quelques maladresses de débutant et en particulier des personnages parfois trop caricaturaux, le talent de Victor Hugo est ici indéniable. Si j’avais trouvé la première œuvre de Flaubert Novembre parfois rebutante, je n’ai pas ressenti la même difficulté à la lecture d’Han d’Islande et même si j’ai été au départ déroutée par la quantité de noms barbares et exotiques employés par l’écrivain (Ordener, Ethel, Schumacker, Spiagudry pour n’en citer que quelques uns), la trame de l’histoire m’a beaucoup plu. L’intrigue est dense et est menée tambour battant, enfin l’auteur brosse une galerie de personnages passionnant. Je pense me replonger prochainement dans l’univers hugolien en lisant L’Homme qui rit avant de visionner l’adaptation cinématographique française qui vient d’être porté à l’écran.
j’ai adoré ce livre, injustement méconnu 🙂 très beau billet !
Merci Aymeline! Oui c’était une bonne découverte.
Je n’ai pas encore lu ce roman mais ta critique (très développée, je te félicite!) m’a donné envie de le découvrir! Pour l’instant j’apprécie surtout les poèmes de Victor Hugo mais je compte bien rattraper mon retard pour ses romans!
Jamais lu ! et ton billet est très bien écrit !
Merci Syl! Contente qu’il te plaise!
j’ai lu ce roman il y a quelques mois et il est étonnant je trouve, mais c’est déjà du grand Hugo, je suis d’accord avec toi
Wahou, ce n’est pas un blog de lectures que tu tiens mais un blog d’études universitaires ! Magnifique introduction sur la monstruosité dans Han d’Islande, je suis bluffée. Tu me donnes sacrément envie d’y plonger du coup.
Gros bisouxx¨¨*
Merci! J’essaie de temps en temps de remonter mon niveau de lectures. Contente que cela te plaise.